lundi 31 octobre 2011

restless
















Gus Van Sant a souvent abordé l'idée de la mort : la mort comme événement contingent (être ou ne pas être sur le chemin d'un tueur fou) dans Elephant, l'accident absurde dans Paranoid Park, le suicide dans Last Days, l'imminence de la disparition, de l'évaporation, à la fin de Gerry. Restless semble vouloir continuer cette prospection en la décalant quelque peu, en proposant une vision située entre une forme de romantisme poétique et une conscience vive de ce qui oppose et rapproche cinéma et trépas.
Succinctement résumé, Restless ressemblerait à un mélodrame banal, une love story des temps actuels, l'histoire d'amour d'un couple dont l'un des éléments est menacé d'une disparition imminente. Enoch est un adolescent qui s'invite régulièrement aux cérémonies d'enterrement, satisfaisant
visiblement un goût morbide pour les rituels funéraires.

On apprendra que le jeune homme tente de retrouver ce qui lui a été refusé il y a plusieurs années : assister aux obsèques de ses parents, tués dans un accident, lui-même étant alors plongé dans le coma. Mais ce garçon qui a peut-être le sentiment d'être revenu, après des semaines d'inconscience, du pays des morts, rencontre une jeune fille durant un de ces enterrements dans lesquels il s'est incrusté. Celle-ci, Annabelle, est atteinte d'un cancer, dont elle apprend vite qu'il est incurable. Tout est alors en place pour que se déroule une histoire d'amour dont le terme est forcément programmé par l'imminence du trépas.

Les jeunes gens de Restless doivent gagner du temps, plonger dans l'oubli d'une absence de futur possible, vivre dans un immédiat présent. Pourtant, l'idée de la nécessité d'une urgence frénétique est ici perpétuellement contrariée par la douceur d'un film qui semble à la fois recourir à la rhétorique invisible d'un produit de studio hollywoodien et, en même temps, éviter toute convention sentimentale, naturaliste et psychologique, être en deçà de l'hystérie qu'un tel sujet imposerait.
La question de la représentation de la mort est, par ailleurs, elle-même malicieusement posée par le film lorsque les deux protagonistes interprètent, par jeu, une scène d'agonie trop cinématographique pour être honnête mais à laquelle il est possible pour le spectateur de se laisser prendre quelques secondes.

La quête d'un divertissement permanent mais aussi l'apprivoisement de l'imaginaire pur (Enoch parle avec le fantôme d'un jeune pilote japonais kamikaze mort pendant la guerre du Pacifique, ce qui introduit subtilement l'Histoire et ses tragédies dans un récit qui ne semblait pas en faire grand cas) sont ici les marques d'un stoïcisme juvénile émouvant. Mais ce qui fait aussi le prix de Restless, qui en fera sans doute un des plus beaux films de son auteur, c'est la manière dont il dépasse le système un peu figé avec lequel Gus Van Sant inventait des silhouettes humaines.

Le jeune homme semble faire partie de ces éphèbes au dandysme buté, et peut-être inconscient, ces adolescents mâles que le cinéaste aime dépeindre. Mais, ici, le plus beau personnage est encore celui de la jeune fille, dont la vitalité constitue l'énergie profonde de ce voyage vers la fin. Et à cela, à cette peinture d'une si belle figure féminine, Gus Van Sant n'avait plus guère habitué le spectateur depuis un moment.

Jean-François Rauger

« Quand je pense que mon fils allait être nommé chef des postes. Et il est devenu comédien ! »













On associe couramment la famille à la stabilité, voire même au repli. Rien de plus mouvant, pourtant, de fragile et d’inquiet.

Le Skylab, comme la plupart des films décrivant cette communauté, en est l’illustration parfaite.

L’action du quatrième film de Julie Delpy se déroule un jour d’été de 1979, au moment où le Skylab (une station spatiale américaine) est sur le point de s’écraser sur Terre.

Une préado, Albertine, se rend en Bretagne avec ses parents gauchistes – Elmosnino et Delpy, géniaux – pour fêter en famille l’anniversaire de sa grand-mère (Bernadette Lafont – on vous laisse imaginer).

Tout le monde est venu : les tantes, les oncles, les cousins, etc. L’espace d’un week-end, Delpy va décrire sans se presser, au milieu d’un joyeux bordel organisé et des prises de bec inhérentes à la vie familiale, tous les membres de cette famille et les différentes étapes de leur réunion franchouillarde : les retrouvailles, les préparatifs, le déjeuner bien arrosé, les chansons de fin de banquet, la virée en bord de mer, la sortie en boîte entre jeunes gens, etc. Et c’est très drôle.

Après une jolie bluette indé (Two Days in Paris, 2007) puis une reconstitution historique plutôt académique et décevante sur une femme “vampire”, la comtesse Barthory (La Comtesse, 2009), Julie Delpy nous fait donc le coup du film choral à la française – tendance cacophonie.

Le Skylab assume pleinement son côté “film de vacances”, si représentatif d’une frange du cinéma français des années 70, notamment les films à l’eau de rose qu’écrivait et produisait le milliardaire Marcel Dassault – Le Temps des vacances, L’Eté de nos 15 ans.

Delpy réalise un film populaire comique et intelligent, en respecte les codes, les clichés et les archétypes, sans les prendre de haut, sans craindre la vulgarité à l’occasion.

Très française donc, la mise en scène rappelle par moments la construction faussement flottante et chaotique de certains Pialat, commePasse ton bac d’abord ou Van Gogh, dans une veine plus comique.

Chaque acteur a droit à son moment de gloire, de Valérie Bonneton à Noémie Lvovsky en passant par l’inénarrable Vincent Lacoste (Les Beaux Gosses). Le film sait même parfois être émouvant (la longue scène de slow en boîte).

Seul petit bémol : la morale un peu consensuelle, qui semble renvoyer dos à dos les gauchistes et les fachos de la famille au nom de son unité. Dans son genre, Le Skylab est quand même une belle surprise.

Jean-Baptiste Morain
(source: www.lesinrocks.com)

samedi 29 octobre 2011




Deborah Harry Poses for Cover of FAIL SAFE magazine




mercredi 26 octobre 2011

samedi 15 octobre 2011

Quartett / Heiner Müller















MERTEUIL Valmont. Je la croyais éteinte, votre passion pour moi. D’où vient ce soudain retour de flamme. Et d’une passion si juvénile. Trop tard bien sûr. Vous n’enflammerez plus mon coeur. Pas une seconde fois. Jamais plus. Je ne vous dis pas cela sans regret, Valmont. Certes il y eut des minutes, peut-être devrais-je dire des instants, une minute c’est une éternité, où je fus, grâce à votre société, heureuse. C’est de moi que je parle, Valmont. Que sais-je de vos sentiments à vous. Et peut-être ferais-je mieux de parler des minutes où j’ai su vous utiliser, vous si remarquable dans la fréquentation de ma physiologie, pour éprouver quelque chose qui m’apparaît dans le souvenir comme un sentiment de bonheur. Vous n’avez pas oublié comment on s’y prend avec cette machine. Ne retirez pas votre main. Non que j’éprouve quelque chose pour vous. C’est ma peau qui se souvient. A moins qu’il lui soit parfaitement égal, non, je parle de ma peau, Valmont, de savoir de quel animal provient l’instrument de sa volupté, main ou griffe. Quand je ferme les yeux, vous êtes beau, Valmont. Ou bossu, si je veux. Le privilège des aveugles. Ils ont en amour la meilleure part. La comédie des circonstances accessoires leur est épargnée : ils voient ce qu’ils veulent. L’idéal serait aveugle et sourd-muet. L’amour des pierres. Vous ai-je effrayé, Valmont. Que vous êtes facile à décourager. Je ne vous savais pas comme cela. Le gent féminine vous a-t-elle infligé des blessures après moi. Des larmes. Avez-vous un coeur, Valmont. Depuis quand. Votre virilité aurait-elle subi des dommages après moi. Votre haleine sent la solitude. Celle qui a succédé à celle qui m’a succédé vous a-t-elle envoyé promener. L’amoureux délaissé. Non. Ne retirez pas votre délicieuse proposition, Monsieur. J’achète. J’achète de toute façon. Inutile de craindre les sentiments. Pourquoi vous haïrais-je, je ne vous ai pas aimé. Frottons nos peaux l’une contre l’autre. Ah l’esclavage des corps. Le tourment de vivre et de ne pas être Dieu. Avoir une conscience et pas de pouvoir sur la matière. Ne vous pressez pas, Valmont. Comme cela c’est bien. Oui oui oui oui. C’était bien joué, non. Que m’importe la jouissance de mon corps, je ne suis pas une fille d’écurie. Mon cerveau travaille normalement. Je suis tout à fait froide, Valmont. Ma vie Ma mort Mon bien-aimé.

Entrée de Valmont.

MERTEUIL Valmont. Vous êtes à l’heure. Et pour un peu je regretterais votre ponctualité. Elle abrège un bonheur que j’aurais volontiers partagé avec vous, mais il se trouve justement qu’il est impossible à partager, si vous comprenez ce que je veux dire.

VALMONT Dois-je entendre que vous êtes de nouveau amoureuse, Marquise. Eh bien je le suis aussi, si vous appelez ça comme ça. Une fois de plus. Je serais désolé d’avoir interrompu un amant en train de donner l’assaut à votre belle personne. Par quelle fenêtre s’est-il échappé. Puis-je espérer qu’il se sera cassé le cou.

MERTEUIL Fi, Valmont. Et gardez votre compliment pour la dame de votre coeur, où que se situe cet organe. J’espère pour vous que la nouvelle gaine est dorée. Vous devriez me connaître mieux. Amoureuse. Je nous croyais d’accord là-dessus, ce que vous appelez l’amour est l’affaire des domestiques. Comment pouvez-vous me supposer capable d’un mouvement aussi bas. Le bonheur suprême est le bonheur des animaux. Assez rare qu’il nous tombe du ciel. Vous me l’avez fait éprouver de temps en temps, quand il me plaisait encore de vous utiliser à cela, Valmont, et j’espère que vous ne repartiez pas les mains vides. Qui est l’heureuse élue du moment. Ou peut-on déjà dire la malheureuse.

VALMONT C’est la Tourvel. quant à celui qu’il vous est impossible de partager

MERTEUIL Jaloux. Vous, Valmont. Quelle rechute. Je vous comprendrais si vous le connaissiez. D’ailleurs, je suis sûre que vous l’avez rencontré. Un bel homme. Bien qu’il ne soit pas différent de vous. Les oiseaux migrateurs sont pris eux aussi dans les filets de l’habitude, même quand leur vol se déploie sur des continents. Tournez-vous je vous prie. L’avantage qu’il a sur vous, c’est la jeunesse. Même au lit, si vous voulez le savoir. Voulez-vous le savoir. Un rêve, si je vous prends, vous Valmont, pour la réalité, pardonnez-moi. Peut-être que plus rien ne vous distinguerait dans dix ans, à supposer que je puisse maintenant, d’un amoureux regard de méduse, vous changer en pierre. Ou en un matériau plus plaisant. Une image féconde : le musée de nos amours. Nous ferions salle comble, n’est-ce pas Valmont, avec les statues de nos désirs en décomposition. Les rêves morts, classés par ordre alphabétique ou chronologiquement, libérés des hasards de la chair, préservés des terreurs du changement. Notre mémoire a besoin de béquilles : on ne se souvient même plus des diverses courbes des queues, sans parler des visages : une brume. La Tourvel est une insulte. Je ne vous ai pas remis en liberté pour que vous grimpiez sur cette vache, Valmont. Je comprendrais que vous vous intéressiez à la petite Volange, légume tout frais sorti de la serre du couvent, ma nièce virginale, mais la Tourvel. Je l’avoue, c’est un sacré morceau de choix, mais partagé avec un mari qui n’en démord pas, un mari fidèle, comme j’ai tout lieu de le craindre, et cela depuis combien d’années, que va-t-il vous rester, Valmont. Un résidu. Allez-vous vraiment tisonner ce triste rebut. Vous me faites pitié, Valmont.

Si encore c’était une putain, qui ait appris son métier. La Merreaux, par exemple, je la partagerais avec dix hommes, mais la seule dame de la haute société qui soit assez perverse pour se complaire dans le mariage, une bigote aux genoux rougis par les prie-Dieu et aux doigts enflés à force de se tordre les mains devant son confesseur. Ces mains-là n’agrippent pas d’appareil génital sans la bénédiction de l’Eglise, Valmont. Je parie qu’elle rêve de l’immaculée conception quand son amoureux mari veut bien condescendre sur elle, avec l’intention conjugale de lui faire un enfant, une fois par an. Qu’est-ce que la dévastation d’un paysage comparée au gaspillage de jouissance qu’entraîne la fidélité d’un mari. A vrai dire, le comte Gercourt spécule sur l’innocence de ma nièce. En tout honneur, d’ailleurs : le contrat d’achat est chez le notaire. Craindriez-vous par hasard sa concurrence, il vous a déjà soufflé la Vressac, et vous aviez alors deux ans de moins. Vous vieillissez, Valmont. Je pensais que cela vous ferait plaisir, sans parler de la chevauchée sur la vierge, de couronner ce bel animal de Gercourt de l’inévitable ramure, avant qu’il prenne son emploi de garde-forestier, que tous les braconniers de la capitale envahissent sa forêt et l’abandonnent à cette parure. Soyez un bon chien, Valmont et prenez la trace tant qu’elle est fraîche. Un peu de jeunesse dans votre lit, puisque le miroir ne vous en renvoie plus. Pourquoi lever la patte devant un tronc d’église. A moins que vous en soyez à mendier l’aumône du mariage. Voulez-vous que nous donnions un exemple au monde et que nous nous épousions, Valmont.

VALMONT Comment oserais-je vous faire une pareille insulte aux yeux du monde, Marquise. L’aumône pourrait être empoisonnée. D’ailleurs je préfère choisir ma chasse moi-même. Où l’arbre devant lequel je lève la patte, comme vous aimez à dire. Il y a trop longtemps qu’il n’a pas plu sur vous, quand vous êtes-vous regardée dans le miroir pour la dernière fois, amie de mon âme. J’aimerais pouvoir vous servir encore de nuage, mais le vent me pousse vers d’autres cieux. Je ne doute pas que j’arriverai à faire fleurir le tronc d’église. Pour ce qui est de la concurrence : Marquise, je sais que vous avez de la mémoire. Que le Président vous ait préféré la Tourvel, même en enfer vous ne l’oublierez pas. Je suis prêt à me faire l’amoureux instrument de votre vengeance. Et me promets de l’objet de mon adoration une chasse bien meilleure que de votre nièce virginale, encore inexpérimentée qu’elle est dans les arts de la fortification. Qu’aura-t-elle appris dans son couvent, à part le jeûne et un peu de masturbation pieuse avec le crucifix. Passés les frimas des prières enfantines, je parie qu’elle brûle de recevoir le coup de grâce qui mettra fin à son innocence. Elle se jettera sur mon couteau avant que je l’aie tiré. Elle ne fera pas le moindre zig-zag : elle ignore les frissons de la chasse. Qu’importe le gibier sans la volupté de la poursuite. Sans la sueur de l’angoisse, le souffle coupé, le regard révulsé. Le reste est digestion. Mes meilleures feintes feront de moi un bouffon. Il faudra que je m’applaudisse moi-même. Le tigre en cabotin. Que la plèbe se saute entre deux portes, soit, son temps est précieux, il nous coûte de l’argent, notre métier sublime à nous est de tuer le temps. Il nous faut nous y consacrer tout entiers : il y en a trop. Qui pourrait faire que s’arrêtent et se dressent les horloges du monde : l’éternité comme érection perpétuelle.

Le temps est la faille de la création, toute l’humanité y a sa place. L’Eglise a comblé cette faille avec Dieu, à l’intention de la plèbe ; nous, nous savons qu’elle est noire et sans fond. Quand la plèbe s’en avisera, elle nous jettera dedans.

MERTEUIL Les horloges du monde. Avez-vous des difficultés, Valmont, à faire que se dresse le meilleur de vous-même.

VALMONT Avec vous, Marquise. Même s’il me faut avouer que je commence à comprendre pourquoi la fidélité est le plus sauvage des dérèglements. Trop tard hélas pour ce qui est de notre tendre relation, mais je me propose de m’adonner un peu à cette nouvelle expérience. Je hais les choses passées. Le changement les accumule. Considérez la croissance de nos ongles, nous continuons à germer dans notre cercueil. Et imaginez qu’il nous faille habiter avec les déchets de nos années. Des pyramides de saleté, jusqu’à ce que soit arraché le ruban de la ligne d’arrivée. Ou dans les déjections de nos corps. Seule la mort est éternelle, la vie se répète jusqu’à ce que l’abîme soit béant. Le déluge, un défaut de canalisation. Pour ce qui est de l’amoureux mari : il est à l’étranger en mission secrète. Peut-être réussira-t-il, politique comme il est, à faire éclater une nouvelle guerre. Excellent venin contre l’ennui de la dévastation. La vie va plus vite quand la mort devient un spectacle, la beauté du monde fait dans le coeur une entaille moins profonde, avons-nous un coeur, Marquise, quand on en contemple la destruction, on voit la parade des jeunes culs nous rappeler quotidiennement que nous sommes éphémères, on ne peut pas tous les avoir, n’est-ce pas, et que la vérole emporte tous ceux qui nous échappent, dans l’éclair des canonnades, devant la haie des pointes d’épée, avec un certain sang-froid. Pensez-vous parfois à la mort, Marquise. Que dit votre miroir. C’est toujours l’autre qui nous y regarde. C’est lui que nous cherchons quand nous creusons à travers les corps étrangers, nous quittant nous-mêmes. Possible qu’il n’y ait ni l’un ni l’autre, seulement le néant dans notre âme qui réclame sa pâtée. Quand sera-t-il possible d’inspecter votre virginale nièce, Marquise.

MERTEUIL Vous avez donc retrouvé votre peau, Valmont. Nul homme dont le membre ne se raidisse à la pensée que sa précieuse chair doit disparaître, c’est l’angoisse qui fait les philosophes. Bienvenue dans le péché et oubliez le tronc d’église avant que la dévotion vous submerge, vous allez oublier votre seule vocation. Qu’avez-vous appris si ce n’est à manoeuvrer votre queue dans un trou en tous points semblables à celui dont vous êtes issu, avec toujours le même résultat, plus ou moins divertissant, et toujours dans l’illusion que l’applaudissement des muqueuses d’autrui va à votre seule personne, que les cris de jouissance vous sont adressés à vous, alors que vous n’êtes que le véhicule inanimé de la jouissance de la femme qui vous utilise, indifférent et tout à fait interchangeable, bouffon dérisoire de sa création.

Vous le savez bien, pour une femme tout homme est un homme qui fait défaut. Et vous savez également ceci, Valmont : bien assez tôt le destin vous enjoindra de n’être même plus cela, un homme qui fait défaut. Au fossoyeur ensuite de trouver sa satisfaction.

VALMONT Quel ennui que la bestialité de notre conversation. Chaque mot ouvre une blessure, chaque sourire dévoile une canine. Nous devrions faire jouer nos rôles par des tigres. Encore une morsure, encore un coup de griffe ? L’art dramatique des bêtes féroces.

MERTEUIL Vous perdez votre aplomb, Valmont, vous devenez sensible. La vertu est une maladie infectieuse. Qu’est-ce que c’est, notre âme. Un muscle ou une muqueuse. Ce que je crains, c’est la nuit des corps. A quatre jours de voyage de Paris, dans un trou bourbeux qui appartient à ma famille, cette chaîne de membres et de vagins alignés sur le fil d’un nom de hasard accordé à un ancêtre mal lavé par un roi puant, quelque chose vit, entre l’homme et la bête. Que j’espère ne pas avoir à rencontrer, ni dans cette vie, ni dans une autre, a supposer qu’il y en ait une autre. A la seule pensée de son odeur, je sue de tous mes pores. Mes miroirs exsudent son sang. Cela ne trouble pas mon image, je ris du tourment des autres comme tout animal qui est doué de raison. Mais il m’arrive parfois de rêver qu’il surgit de mes miroirs sur ses pieds de fumier et sans visages, mais je vois ses mains avec précision, griffes et sabots, quand il m’arrache la soie des cuisses et se jette sur moi comme la terre sur un cercueil, et peut-être sa violence est-elle la clef qui ouvre mon coeur. Allez, Valmont. La vierge demain soir à l’opéra.

Valmont sort.

MERTEUIL Madame de Tourvel. Mon coeur à vos pieds. N’ayez pas peur, amour de mon âme. Croyez-vous réellement que cette poitrine puisse abriter une pensée impudique après tant de semaines de pieux commerce avec vous. Je l’avoue, j’étais un autre avant que m’atteigne l’éclat de vos yeux. Valmont le bourreau des coeurs. JE BRISE LE COEUR DES FEMMES LES PLUS FIÈRES. Je ne vous connaissais pas, Madame. Une honte, quand j’y pense. Dans quelle saleté ai-je pataugé. Quel art du déguisement. Quelle infamie.

Des péchés aussi nombreux que les boutons de la scarlatine. La seule vue d’une belle femme, que dis-je, le derrière d’une vendeuse des halles, et je me changeais en bête de proie. J’étais un abîme, Madame. Avez-vous envie d’y jeter un coup d’oeil, je veux dire, dans ses profondeurs, pardonnez-moi, du haut de votre vertu. Je vous vois rougir. Comment se fait-il que vous rougissiez, ma très chère. Cela vous va bien. Où votre imagination va-t-elle donc chercher les couleurs dont elle vous peint mes vices. Dans le sacrement du mariage peut-être, dont je vous croyais cuirassée contre les violences terrestres de la séduction. Je serais tenté d’étaler devant vous le détail de mes péchés, êtes-vous curieuse de mon catalogue, pour vous voir plus longtemps rouge de honte, cela vous va si bien. On en conclut en tout cas que vous avez du sang dans les veines. Du sang. Quel cruel destin que de ne pas être le premier. Ne m’y faites pas penser. Même si vous vous ouvriez les veines pour moi, votre sang tout entier ne pourrait compenser ce mariage où un autre m’a précédé, et pour toujours. L’instant irrémédiable. Caractère unique et fatal du battement de paupières. Et cetera. Ne m’y faites pas penser. Ne craignez rien. Je respecte les saints noeuds qui vous lient à votre mari, et s’il ne trouvait plus le chemin de votre lit, je serais le premier à l’aider à y remonter. Sa jouissance est ma joie depuis que votre vertu m’a appris à haïr le libertin que j’étais et que je sais vos entrailles scellées. A peine si j’ose baiser votre main. Et si je prends cette liberté, ce n’est pas une passion terrestre qui me pousse. Ne retirez pas votre main, Madame. Un breuvage dans le désert. Même l’amour de Dieu a eu besoin d’un corps. Sinon pourquoi aurait-il fait homme son fils et lui aurait-il donné la croix pour bien-aimée. LA CHAIR A SON ESPRIT A ELLE. Voulez-vous être ma croix. Vous l’êtes, pas avec moi, par le sacrement de votre mariage. Mais peut-être votre corps a-t-il quelque accès secret qui ne tombe pas sous ce verdict, oublié ou négligé par l’amour de Monsieur le Président. Croyez-vous réellement que tant de beauté n’ait pour fin que la reproduction et ne puisse offrir que la sempiternelle cavité de devant. N’est-ce pas un blasphème que de réserver cette bouche au va-et-vient du souffle, à l’absorption routinière de la nourriture, et la cavité dorée de ce merveilleux derrière à la triste tâche d’évacuer les excréments. Cette langue n’est-elle là que pour mouvoir des syllabes et de la matière morte. Quel gaspillage. Et quelle avarice en même temps. Vices jumeaux.

Oui, vous offensez Dieu, Madame, en remettant l’usure de vos dons à l’action du temps, et à la délicate faune du cimetière. N’est-ce pas pour le moins péché mortel que de nous refuser à accomplir ce qu’il nous est donné de penser. D’étouffer dans l’oeuf les produits de nos bienheureux cerveaux. L’instrument qu’est notre corps ne nous est-il pas prêté pour que nous en jouions jusqu’à ce que le silence en fasse sauter les cordes. La pensée qui ne se fait pas action empoisonne l’âme. Vivre avec le péché mortel d’avoir choisi et réprouver tout le reste. Mourir partiellement inutilisé. C’est le salut de votre âme immortelle qui me tient à coeur, Madame, chaque fois qu’il est porté atteinte à votre corps hélas périssable. Vous en prendrez congé plus facilement quand il aura été utilisé de part en part. Le ciel est avare de matière, et l’enfer est exact, il punit la paresse et l’abstention, son supplice éternel s’attache aux parties qui furent négligées. La plus grande chute est celle qu’on fait du haut de l’innocence.

Entrée de Valmont.

VALMONT J’y songerai, mon cher Valmont. Je suis touchée de vous voir aussi préoccupé du salut de mon âme. Je ne manqurai pas de faire savoir à mon mari que le ciel l’a désigné pour avoir l’usufruit de tous mes orifices. Non sans mentionner la source désintéressée d’où m’est venue cette révélation. Je vois que vous partagez ma joie à l’idée de ces voyages de reconnaissance dans le lit conjugal. Vous êtes un saint, Valmont. Ou me serais-je abusée sur votre compte ? Me jouez-vous un jeu ? Que cache cette grimace. Un masque ou un visage. En mon coeur germe l’horrible soupçon que vous couvrez du manteau de la crainte de Dieu une passion très terrestre. Craignez, Valmont, le courroux d’une épouse offensée.

MERTEUIL Craindre. Qu’aurais-je à craindre de votre courroux, sinon le rétablissement de ma vertu ébranlée. Craindre. Que serait la conversion du pécheur sans le coup de poignard quotidien du désir, l’aiguillon du repentir, l’action bienfaisante du châtiment. Craindre. Je recherche votre courroux, Madame. Comme le désert la pluie, comme l’aveugle l’éclair qui fait exploser la nuit de ses yeux. Ne refusez pas à ma chair qui me désobéit à moi-même la punition de votre main. Chaque coup sera une caresse, chaque entaille de vos ongles un don du ciel, chaque morsure un mémorial.

VALMONT Je ne suis pas une oie, Valmont, comme vous semblez le croire. Je ne vous ferai pas le plaisir d’être un instrument de votre jouissance dégénérée. Des larmes, mylord.

MERTEUIL Comment non, ma reine. Quand vos paroles sont des poignards, vous me tuez. Répandez mon sang, si cela peut apaiser votre courroux. Mais ne raillez pas mes sentiments les meilleurs. Cette frivolité ne cadre pas avec votre belle âme. vous ne devriez pas copier un monstre comme la Merteuil. Vous êtes une mauvaise copie, tout à votre honneur. Pardonnez-moi si j’humecte votre main, vous seule pouvez contenir le flot de mes larmes. Laissez-moi sur votre sein - ah vous continuez à vous méfier de moi. Laissez-moi dissiper vos doutes. Mettez ma fermeté à l’épreuve. Dévoilez par exemple cette poitrine, dont la cuirasse du costume ne parvient de toute façon pas à dissimuler la beauté. Que je sois foudroyé, si j’ose seulement lever les yeux. Sans parler de ma main, qu’elle pourrisse si

VALMONT Tombez, Valmont. Tombez, vous êtes foudroyé. Et retirez votre main, elle sent le pourri.

MERTEUIL Vous êtes atroce.

VALMONT Moi ?

MERTEUIL D’ailleurs, je dois vous faire un aveu. Vous vous rendez coupable d’un homicide en défendant votre lit conjugal.

VALMONT Ainsi, vous mourez pour une bonne cause, et nous nous reverrons à la face de Dieu.

MERTEUIL Je ne suis pas versé dans la géographie du ciel. J’aurais peur de ne pas vous retrouver dans les champs des bienheureux, lesquels sont très peuplés, si l’on croit l’Eglise. Mais je ne parle pas de moi : il s’agit du sang d’une vierge. La nièce du monstre, la petite Volanges. Elle me poursuit. Eglise, salon ou théâtre, du plus loin qu’elle m’aperçoit, elle dandine à l’assaut de ma chair faible son derrière virginal. Un réceptacle du mal, d’autant plus dangereux qu’il est bel et bien innocent, un tout rose instrument de l’enfer, une menace qui vient du néant. Ah le néant en moi. Il croît et m’engloutit. Il lui faut sa victime quotidienne. Un jour, la tentation fondra sur moi. Je serai le diable qui précipitera cette enfant dans la damnation, si vous ne me prêtez la main et, plus encore, si vous n’êtes pas l’ange qui me porte au-dessus de l’abîme sur les ailes de l’amour. Faites cela, faites ce sacrifice pour votre soeur sans défense, même si, par crainte de la flamme qui me consume, vous restez à mon égard le coeur froid. Finalement, votre enjeu est moins grand que celui d’une vierge. Faut-il vous dire ce que le ciel en pense. L’enfer vous sera trois fois reconnaissant, si vous persistez à refuser de partager votre lit. Votre froideur, Madame, précipite trois âmes dans le feu éternel, et qu’est-ce qu’un meurtre comparé au crime perpétré sur une âme.

VALMONT Est-ce que je vous comprends bien, Vicomte. Etant donné que vous êtes incapable de mettre un frein à votre lubricité ou, comment disiez-vous, à ce néant qui croît en vous, et auquel il vous faut sacrifier quotidiennement, votre vide philosophique ne serait-il pas plutôt le besoin quotidien de votre très terrestre appareil génital ? et comme cette vierge-là n’a pas à appris à se mouvoir avec décence, dans quel lupanar de couvent l’aura-t-on élevée, il faudrait que le bonheur de mon mariage

MERTEUIL Ce n’est pas vous. Ce coeur froid n’est pas le vôtre. Vous sauvez ou vous damnez trois âmes immortelles, Madame, en mettant en jeu ou en refusant un corps, qui est de toute façon périssable. Revenez au meilleur de vous-même. La jouissance sera multiple : la fin justifie le moyen, l’aiguillon du sacrifice rendra plus parfait le bonheur de votre mariage.

VALMONT Vous savez que je préférerais me tuer plutôt que

MERTEUIL Et renoncer à la félicité. Je parle de celle qui est éternelle.

VALMONT Cela suffit, Valmont.

MERTEUIL Oui, cela suffit. Pardonnez l’effroyable épreuve à laquelle il a fallu que je vous soumette pour apprendre ce que je sais : Madame, vous êtes un ange, et mon prix n’est pas trop élevé.

VALMONT Quel prix, mon ami.

MERTEUIL Le renoncement à vie au piment de la volupté qui a rempli mon autre vie, ah qu’elle est loin derrière moi, faute d’un objet qui fût digne de mon adoration. Laissez-moi à vos pieds

VALMONT Le diable a bien des déguisements. Un nouveau masque, Valmont ?

MERTEUIL Voyez la preuve de ma vérité. En quoi serais-je dangereux pour vous, avec quoi forcerais-je la crypte de votre vertu. Le diable n’a plus de part en moi, la jouissance terrestre plus d’arme. LA MER S’ÉTEND DÉSERTE ET VIDE. Si vous n’en croyez pas vos yeux, persuadez-vous avec votre douce main. Posez votre main, Madame, sur cette espace vide entre mes cuisses. Ne craignez rien, je suis tout âme. Votre main, Madame.

VALMONT Vous êtes un saint, Valmont. Je vous permets de me baiser les pieds.

MERTEUIL Vous me rendez heureux, Madame. Et me rejetez dans mon abîme. Ce soir à l’opéra, je serai de nouveau exposé aux charmes de cette fameuse vierge que le diable a recrutée contre moi. Devrais-je l’éviter. Le vertu se fait paresseuse quand elle n’a plus à s’acharner contre les épines de la tentation. Ne me mépriseriez-vous pas si je me dérobais au danger. IL FAUT QUE L’HOMME S’ÉLANCE AU DEVANT DE LA VIE HOSTILE. Tout art réclame que l’on s’exerce. Ne m’envoyez pas sans arme à la bataille. Trois âmes se retrouvent dans le feu, si cette mienne chair à peine domptée se remet à bourgeonner devant la jeune pousse. La proie n’est pas sans pouvoir sur le chasseur, les effrois de l’opéra ont leur douceur. Laissez-moi mesurer ma faible force à votre beauté nue, ma reine, protégé par les barrières du mariage, pour que votre sainte image m’accompagne quand je m’avancerai dans l’arène obscure, prisonnier de ma chair faible, face aux pointes d’acier d’une poitrine juvénile.

VALMONT Je me demande si vous résisterez à cette poitrine, Vicomte. Je vous vois chanceler. Nous serions-nous mépris sur votre degré de sainteté. Soutiendrez-vous cette épreuve plus difficile. La voici. je suis une femme, Valmont. Etes-vous capable de regarder une femme sans être un homme.

MERTEUIL J’en suis capable, lady. Comme vous voyez, pas un de mes muscles ne bouge à votre proposition, pas un de mes nerfs ne tremble. Je vous dédaigne d’un coeur léger, partagez ma joie. Des larmes. Vous avez lieu de pleurer, ma reine. Des larmes de joie, je le sais. Vous avez lieu d’être fière d’avoir été dédaignée de la sorte. Je vois que vous m’avez compris. Couvrez-vous, ma chère. Un impudique courant d’air pourrait vous effleurer, froid comme la main d’un mari.

Un temps.

VALMONT Je crois que je pourrais m’habituer à être une femme, Marquise.

MERTEUIL Je voudrais le pouvoir.

Un temps.

VALMONT Alors quoi. Continuons à jouer.

MERTEUIL Jouer, nous ? Quoi, continuons ?


Heiner Müller Quartett / 1985

dimanche 9 octobre 2011

mercredi 5 octobre 2011

play a song for me



Os Famosos e os Duendes da Morte, Esmir Filho, 2011





mardi 4 octobre 2011

« 4 millions de Berlinois attendent dimanche prochain »






















Berlin, fin des années 1920. Un jeune représentant (Wolfgang) drague une fille dans la rue. Ils prennent un pot et se donnent rendez-vous dimanche pour aller se baigner. Cristl a une amie qui vend des disques. Erwin, le voisin et ami de Wolfgang est un chauffeur de taxi qui vit avec une mannequin (Annie). Le couple est convié à la sortie de dimanche mais Annie fâchée avec Erwin, ne veut pas se lever. Les deux hommes vont donc se baigner avec les filles toutes deux attirées par Wolfgang.
Les amis se déshabillent, se baignent, l'atmosphère se détend. Après le bain, Brigitte est poursuivie par Wofgang au fond des bois où ils font l'amour. Cristl montre son dépit et Erwin la console. Ils rentrent, décident de se revoir. Erwin retrouve Annie toujours au lit et se croyant au matin . Le lundi, les Berlinois retournent au travail.

Menschen am Sonntag (Robert Siodmak, 1929)