Je voudrais partir de la définition de ce qu'est une vérité politique que je vous ai donnée la dernière fois. Je vous la redonne. Une vérité politique est le produit organisé d'un événement populaire massif où intensification, contraction et localisation substituent à un objet identitaire, et aux noms séparateurs qui vont avec, une présentation réelle de la puissance générique du multiple.
Je vais re-ponctuer chaque élément de cette définition récapitulative.
Une vérité politique est (un) produit.
Un courant important de la philosophie politique soutient qu'une caractéristique de la politique est d'être étrangère à la notion de vérité et que dès que l'on connecte la politique à une notion quelconque de vérité, on bascule dans la présomption totalitaire. Il s'en déduit qu'il n'y a que des opinions. Vous remarquerez que ceux qui soutiennent cela ne soutiendraient à aucun moment qu'en science ou en art il n'y a que des opinions. C'est une thèse spécifique à la politique, dont l'argumentaire, qui remonte à Hannah Arendt, est que la politique ayant pour enjeu l'être-ensemble, il doit y avoir un espace pacifique où peuvent se déployer les opinions disparates et que s'il y a une vérité, elle nécessairement exercer une oppression élitiste sur le régime obscur et confus des opinions. Cette thèse est largement implantée depuis une trentaine d'années, i.e. depuis l'instauration de la période de réaction dont je fais remonter le début à la fin des années 70[19].
Ce qui caractérise la pensée politique révolutionnaire, c'est justement de concevoir qu'il y ait une vérité en politique et que l'action politique est en soi-même une lutte du vrai contre le faux. Quand je parle de vérité politique, il ne s'agit pas d'un jugement mais d'un processus : une vérité politique ce n'est pas "je dis que j'ai raison et l'autre a tort", mais c'est quelque chose qui existe dans son processus actif et qui se manifeste, en tant que vérité, dans différentes circonstances. Les vérités ne sont pas des jugements antérieurs aux processus politiques et qu'il faudrait vérifier ou appliquer etc. Les vérités sont la réalité même en tant que processus de production des événements politiques, des séquences politiques etc. Vérités – mais de quoi ? Vérités de ce qu'est effectivement la présentation collective de l'humanité comme telle. Avec la thèse qu'une bonne partie de l'oppression politique consiste en leur dissimulation. Quand on se résout à dire qu'il n'y a que des opinions, c'est l'opinion dominante, i.e. l'opinion qui a les moyens de la domination, qui va s'imposer comme consensuelle ou comme cadre général dans lequel existent les autres opinions.
Un événement populaire massif
La vérité politique s'enracine dans des événements populaires massifs. Je ne dis pas qu'elle y est réductible : il n'est pas vrai qu'une vérité politique ne soit finalement qu'une sorte de moment de soulèvement où, comme disait Trotsky, "les masses montent sur la scène de l'histoire". Ce qui par ailleurs n'arrive pas tous les jours. Comme le dit mon ami Sylvain Lazarus, la politique est rare. La politique en tant que production, bien entendu, en tant que procédure de vérité, car l’État, lui, existe tout le temps.
Intensification, contraction, localisation,
Intensification désigne ceci que lors d'un soulèvement populaire massif, il y a une intensification subjective générale, que Kant avait déjà repérée au moment de la Révolution française sous le nom d'enthousiasme. Cette intensification est générale car c'est une intensification et une radicalisation des énoncés, des prises de parti, des formes d'action aussi bien que la création d'un temps intense (on est sur la brèche du matin au soir, la nuit n'existe plus, l'organisation temporelle est bouleversée, on ne sent plus la fatigue alors qu'on est éreinté etc.) ce qui explique l'usure rapide de ce type de moment. Un tel état ne peut devenir chronique ; il crée l'éternité mais il n'est pas lui-même éternel. Néanmoins cette intensité va se déployer encore longtemps après que l'événement qui lui a donné naissance ait lui-même disparu. Une fois que les gens sont rentrés chez eux, ils laissent derrière eux une énergie qui va être ultérieurement ressaisie et organisée.
Contraction
La situation se contracte dans une sorte de représentation d'elle-même, de métonymie de la situation d'ensemble. Pendant un temps, cette contraction est universellement reconnue : n'importe qui dans le monde sait que les gens rassemblés sur la place Tahrir prononcent quelque chose qui concerne tout le monde. C'est un trait général que, durant les levées populaires massives, le "pays profond" disparaît et toute la lumière est dirigée sur la minorité qui, pour nombreuse qu'elle soit, reste une minorité – une minorité massive.
Localisation
Une modalité fondamentale d'existence de tout cela c'est la création de lieux politiques. Un lieu politique est un lieu où a lieu l'événement politique massif qu'il fait exister dans une adresse universelle. Un événement politique qui a lieu partout, ça n'existe pas ; un événement politique a lieu dans un lieu. Ces lieux peuvent varier : les lieux politiques de mai 68 ont été des bâtiments (l'occupation de la Sorbonne, celle de l'Odéon, celle des usines) ; ce n'est pas la même chose que des places. Les significations, les modes de présence ne sont pas les mêmes.
Objet identitaire
Il y a création par l’État d'une norme quant à ce qui relève de cet État et des droits qu'il confère. L'objet identitaire est cet objet auquel il faut être le plus possible semblable pour mériter une certaine attention de l’État. Si on est trop dissemblable à l'objet identitaire, on aura également l'attention de l’État, mais dans un sens négatif (suspicion, contrôle, voire expulsion). Dans le cas de l'objet identitaire "Français" (dont personne ne sait exactement ce que c'est, d'ailleurs ça n'existe pas), l’État peut procéder à des révisions drastiques, déclarant un beau jour que certaines populations que l'on pensait être "françaises" ne remplissent pas les conditions de similitude à l'objet identitaire.
Noms séparateurs
Ce terme désigne les différentes manières d'être dissemblable à l'objet identitaire fictif ; il permet à l’État de séparer de la collectivité un certain nombre de groupes, appelant ainsi à des mesures répressives particulières. Cela peut aller de "immigré", "islamiste", "musulman", rom" à "jeune des banlieues" et, en train de se constituer sous nos yeux, "pauvre". Je soutiens que ce qui est appelé "politique" par l’État en France aujourd'hui, ne remue que quelques considérations sur l'objet identitaire et les noms séparateurs. Quand il y a un événement populaire massif, il tend, par sa nature propre, à ruiner l'objet identitaire et les noms séparateurs qui vont avec. Ce qui vient à la place, c'est une présentation réelle, c'est l'affirmation que ce qui existe ce sont les gens qui sont là. Finalement, il sera dit qu'ils représentent l'humanité tout entière, car ce qui les meut dans leur rassemblement localisé intense a une signification universelle. Et ceci tout le monde le perçoit. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit d'un lieu où, comme l'objet identitaire fictif est pour l'essentiel inopérant ou aboli, ce n'est plus l'identité qui joue mais les noms génériques, i.e. ce qui intéresse l'humanité en général.
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Je voudrais maintenant préciser le rapport de la localisation à l'extension. Tout le monde a en effet été frappé par le fait qu'il y a eu d'un côté, dans les mouvements récents du monde arabe, une intensité extrêmement localisée et que dans le même temps il y a eu une extension importante encore aujourd'hui in-décidée quant à ses limites. Quelles sont les procédures de cette extension[20] ? J'en vois à trois niveaux différents.
- La première forme d'extension (à mon avis, la plus fondamentale) est liée au sentiment d'une brutale modification du rapport entre possible et impossible. L'événement populaire massif crée une dés-étatisation de la question du possible. Car c'est l’État qui déclare, dans l'ordre de la politique, ce qui est de l'ordre du possible et ce qui ne l'est pas (y compris par des mécanismes comme l'objet identitaire). Cette fonction, l’État en est dés-saisi par l'événement populaire massif ; ce sont les gens rassemblés qui prescrivent une nouvelle possibilité, ils s'engagent dans l'idée qu'ils ont, eux, le droit de définir un possible. C'est cela qui crée les conditions d'une extension. Autrement dit, lorsque tout le monde comprend que l'on n'est plus dans le même régime de délimitation du possible et de l'impossible.
- Par ailleurs, il y a ce qu'on pourrait appeler une délocalisation subjective du lieu, qui fait que même sur place c'est déjà une extension. Ce qui se dit dans le lieu politique ne prétend pas ne valoir que pour le lieu, bien au contraire. Des Espagnols ont dit la chose très bien : "Nous sommes ici, mais de toute façon c'est mondial, alors on est partout". Les gens se rassemblent dans le lieu pour valoir partout. Et cette extension initiale va être saisie du dehors par des gens qui vont dire : "Puisque je suis dans partout, je vais essayer de faire pareil". Il y a là un va-et-viens. C'est parce que la subjectivité de ceux qui ont lancé l'affaire est déjà une subjectivité d'extension universelle, que inversement l'identification à eux va se faire.
- Le troisième point est lié à l'imitation de la forme. La forme des choses, i.e. le principe de localisation, tout le monde va tenter de l'imiter. Aujourd'hui rien ne peut se faire si on n'occupe pas une place. Ce point est beaucoup plus faible que les deux précédents. Soyons platoniciens : l'imitation, ce n'est pas ce qu'il y a de plus fort. On commence toujours par l'imitation de la forme – Platon dit que l'imitation commence par la surface – alors qu'il faut au contraire commencer par l'intériorité, par la subjectivité.
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Je voudrais également voir avec vous le rapport de la présentation à la représentation. Il y a dans ma définition de ce qu'est une vérité politique l'expression : présentation réelle de la puissance générique du multiple. Les tentatives politiques dont je viens de parler sont des tentatives pour se soustraire à la représentation. Dans l'affaire espagnole récente, il y a eu la simultanéité frappante entre la survenue d'une présentation réelle (le rassemblement de la jeunesse sur une place madrilène) et d'un phénomène représentatif (une victoire électorale écrasante de la droite espagnole). Le mouvement a dû déclarer la vacuité totale du phénomène électoral ("ces gens-là ne nous représentent pas") au nom de la présentation[21]. C'est une leçon : la possibilité d'une vérité politique d'un côté et la perpétuation du régime représentatif de l'autre sont produites dans une sorte de théâtralité (déjà présente d'ailleurs en 1848 : cf. note 3) d'une façon à la fois simultanée et disjointe. C'est une synthèse disjonctive de deux scènes théâtrales. Disjonctive, parce qu'à travers un événement populaire massif, ce qui se produit c'est un détachement de la représentation ; il y est soutenu qu'il ne faut pas tenir pour réellement donné ce qui est simplement visible, il faut savoir être aveugle à la représentation. Comme le dit René Char : "Si l'homme parfois ne fermait pas souverainement[22] les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d'être regardé" (Feuillets d'Hypnos fragment 59). Et il dit de façon complémentaire : "Ne t'attarde pas à l'ornière des résultats" (Feuillets d'Hypnos fragment 2). La représentation, c'est le régime du résultat. Ne pas s'y attarder signifie que le processus, notamment en ce qui concerne une vérité politique, compte plus que le résultat.
Si le mouvement s'étendait en Europe, ce qui n'est nullement acquis, il amènerait inévitablement à une fracture du terme "démocratie" : deux définitions antagoniques, ou du moins sans véritable raccord, de ce terme s'affronteraient inévitablement. La fracture de la seule idée consensuelle entre les forces politiques organisées est une éventualité que celles-ci peuvent dans leur ensemble légitimement redouter. Car cette fracture ferait poser à tout le monde la question : "mais de quelle démocratie parlez-vous ?". Vous imaginez bien que cette éventualité, j'y mets tous mes vœux ...
Là-dessus, je vais vous parler de Strauss-Kahn. Je ne veux pas décevoir toutes les attentes ...
Moi, ce qui m'intéresse dans cette affaire, c'est, précisément, son essence théâtrale. Le grand écrivain de cela aurait été Jean Genêt. Nous avons là, comme dans Le Balcon ou Les Nègres, des allégories. On est dans la représentation, et même dans la représentation de la représentation, la représentation des mécanismes de la représentation (qu'est-ce qu'un président, qu'est-ce qu'un chef de la police?). Nous avons en effet là l'Homme Puissant à la tête de l'institution la plus fondamentale du monde occidental, favori de tous les sondages etc., qui joue le rôle que tenait, dans Le Balcon, le Chef de la Police – dont Genêt précise qu'au troisième acte il doit arriver sous la forme d'une grosse bite (vous voyez que tout cela était déjà prévu ...). De l'autre côté, il y a le symbole même de la faiblesse : la Femme Noire Immigrée, qui vient d'Afrique, qui a un boulot infect etc. La rencontre de ces deux figures ne peut être que sexuelle, car ils n'ont aucun rapport entre eux : elle inexiste totalement pour lui, et réciproquement. Le sexe est cet élément qui provoque des collisions invraisemblables du point de vue des icônes générales du monde. Il y a aussi le rôle, magnifique, de la Sublime Épouse qui annonce l'imprescriptibilité du couple ; je lui rends hommage, sérieusement, car si elle l'aime plus que jamais, c'est qu'il aura montré à tout le monde quelque chose de la faiblesse humaine.
Mon hypothèse théâtrale – car les implications "politiques" de cette affaire ne me font ni chaud ni froid, pour tout vous dire, je n'étais ni dans les électeurs de Strauss-Kahn, ni dans ses non-électeurs – est qu'il ne voulait pas y aller. C'est son entourage qui avait créé chez lui ce désir morbide d'être président de la république : sa femme espérait peut-être qu'il allait s'assagir dans les nécessités de la représentation, le PS en a fait son candidat et ce au seul vu des sondages (alors que personne n'ignorait qu'il ne pouvait s'empêcher de sauter sur une femme dès qu'il se trouvait seul avec elle dans une pièce fermée), ce qui est quand même extravagant : ça montre à quel point la dégénérescence idéologique de cet organisme est totale ("gagnons les voix, et après on verra"). Bref, tout le monde voulait Strauss-Kahn, sauf une personne : Strauss-Kahn. Comme il n'est pas très courageux, il ne voulait pas y aller, mais il ne voulait pas non plus dire qu'il ne voulait pas y aller, il ne voulait pas dire publiquement "ça m'embête" (en pensant, en outre : "et puis, je sais qu'il va m'arriver des histoires"). Son inconscient a trouvé la solution de ce dilemme. Il n'ira pas et, pour cela, il n'a qu'a eu dire oui à sa pulsion, ce qui est très économique. Ce qui fait qu'il est content, parce qu'il ne va pas faire ce qu'il ne voulait pas faire et aussi parce qu'il a dit à la terre entière qui il était vraiment ; si j'étais lui, j'éprouverais une joie ironique, parce que je me dirais : "Bande d'ânes ! Voilà celui pour lequel vous vouliez tous voter !" Et ça, c'est une position merveilleuse. L'épouse aussi est contente, car elle est dans un rôle sublime, elle va montrer aux gens ce que c'est que l'amour. Moi, je suis content aussi, parce que Strauss-Kahn, je n'en voulais pas. Il faut vraiment chercher dans les entrailles du PS pour trouver des gens mécontents.
Ce collapsus symbolique entre la puissance absolue et l'impuissance absolue, je pense que c'est cela qui intéresse tout le monde et qui explique la fascination exercée par cette affaire. La décision de Strauss-Kahn fait apparaître un élément d'humanité secret dans l'icône il faut le dire bestiale du président du FMI.
Un seul appendice. On voit entrer en scène Mme Lagarde. Imaginons l'histoire suivante : Mme Lagarde est dans l'hôtel, elle sort de sa douche, et un groom philippin lui saute dessus. C'est ce que Husserl appelle une variation eidétique. Le type est pris, il est menotté et photographié menotté. Que dit la presse ? Stigmatise-t-elle ces mœurs américaines épouvantables qui consistent à présenter les gens avec des menottes ? Je vous garantis que non. La presse dit : "Justice est faite, ce salaud a ce qu'il méritait". C'est quand même la preuve que cette histoire est en profondeur une histoire de classes. Si on fait la variation eidétique dans l'autre sens, on voit bien que la construction de Strauss-Kahn en victime ne s'explique que par le croisement, imprévisible, entre la détermination sexuelle et la détermination de classe.
[19] Et dont nous entrevoyons peut-être aujourd'hui la fin ...
[20] On peut déjà signaler que la comparaison avec les révolutions européennes de 1848 est proprement fascinante : les rassemblements marqués par une générosité ample et naïve, l'extension dans une aire culturelle (l'Europe dans un cas, le monde arabe dans l'autre), le sentiment d'une ouverture, en dépit des faiblesses ou des reprises en mains ici ou là – ouverture en partie vide, i.e. qui n'a pas encore la plénitude de sa proposition politique, mais qui, en tant qu'ouverture, est précisément saisissante par ce mélange de contraction et d'extension.
[21] Le terme qui est ici mis hors course, c'est la gauche, il faut bien le dire : elle disparaît de la scène représentative au moment même où il se passe quelque chose de significatif concernant le peuple espagnol.
[22] "Souverainement", i.e. comme un acte de puissance et non comme une infirmité
source: www.entretemps.asso.fr/Badiou/10-11.htm
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