Une nouvelle décennie commence, et nous éprouvons aujourd'hui la nécessité de faire le point sur celle qui s'achève en invitant à débattre dans nos pages divers acteurs du monde de l'art. Que s'est-il passé ces dix dernières années ? Où en sommes-nous ? Quelles sont les perspectives ? Pour ce premier débat, dont nous publions ici une partie (la suite, sur artpress.com), nous avons souhaité réunir six critiques d'art : Sinziana Ravini (critique et commissaire suédoise, elle a notamment organisé l'exposition Nordic Delight, cet automne, à l'Institut suédois), Thomas Boutoux (il a fondé, avec François Piron, Benjamin Thorel et Oscar Tuazon, la galerie castillo/corrales dans le quartier de Belleville à Paris), Nicolas Bourriaud (ex-codirecteur du Palais de Tokyo, ex-commissaire à la Tate, il dirige le service de l'inspection à la création artistique au ministère de la Culture et de la Communication), Harry Bellet (journaliste au journal le Monde), Catherine Millet et Richard Leydier (art press). Ce dernier lance le débat : « Quelles ont été les évolutions marquantes du monde de l'art au cours de ces dix dernières années ? »
Nicolas Bourriaud La première évolution majeure est d'ordre sociologique : c'est l'incroyable prolifération des propositions artistiques, du nombre d'artistes, de curateurs, d'expositions. Dans les années 1970, un individu pouvait encore envisager de pouvoir à peu près maîtriser l'actualité mondiale de l'art contemporain. Dans les années 1990, cela a changé radicalement, et évolué d'une manière exponentielle dans les années 2000. Le plus spectaculaire, c'est cette impossibilité d'avoir une vue panoramique de la situation artistique. Cela demande que chacun développe une sorte de capacité individuelle de navigation et l'invention d'un moteur de recherche personnel qui permette d'évoluer dans une réalité de plus en plus complexe et insaisissable. Cela implique aussi des choix d'autant plus radicaux, mais, ce qui est très étonnant, c'est qu'il y a de moins en moins de personnalité dans les choix ! D'où une situation que je déplore, le survol très superficiel des choses, la présence des mêmes artistes dans les biennales ou, au contraire, une sorte d'attention permanente aux petits papillonnements de l'actualité qui aboutissent à des « expositions d'actualité ». J'ajoute que, encore au début des années 1990, la catégorie « exposition de jeune artiste » n'existait quasiment pas. Il était extraordinairement compliqué de monter une exposition collective de jeunes artistes, ou alors il fallait passer par des situations institutionnelles du type Atelier ‘88. Aujourd'hui, l'exposition de jeunes artistes est devenue une norme. Il y a une demande perpétuelle pour des nouveaux noms car le monde de l'art est hanté par le phantasme de la plus-value : plus-value historique, du genre « je redécouvre León Ferrari et je suis le premier à le montrer », et plus-value « classique », c'est-à-dire montrer tel très jeune artiste. Ce mode de découverte des jeunes artistes est désormais pratiquement industrialisé.
Retour de l'utopie ?
Sinziana Ravini Quand je suis arrivée dans le monde de l'art, il y avait une soif pour le réel. Le 20e siècle, c'était la passion du réel. Or, nous sommes en train d'abandonner cette tradition documentariste au profit d'un intérêt pour l'irréel. Auparavant, les expositions illustraient une idée ; de nos jours, j'ai le sentiment que beaucoup tentent plutôt de « narrativiser » l'espace et d'opérer un rapprochement entre art et littérature.
La prolifération dont parle Nicolas présente bien sûr un grand danger. Les acteurs de l'art se croient plus ou moins des Übermensch transculturels et pensent qu'il faut voyager dans l'espace afin de découvrir de nouveaux mondes. Mon opinion est qu'il faut commencer à voyager dans le temps, et pas seulement dans le passé - car il y a eu une véritable nostalgie pour les utopies avant-gardistes -, mais aussi dans le futur.
La dernière Documenta était par exemple très nostalgique. Il faudrait substituer à cette nostalgie, peut-être pas une forme de futurisme, plutôt l'idée d'un monde à venir, à construire.
Catherine Millet Cela en revenant à la notion d'utopie ? Cette notion était très attachée aux mouvements avant-gardistes.
SR Je veux surtout parler d'utopies non réalisées. Il y a eu dans les années 1990 un intérêt pour les « micro-utopies », les utopies de proximité. Je pense qu'il faut aussi faire la différence entre diverses utopies : personelle - collective, durable - non durable. Aujourd'hui, beaucoup d'artistes utilisent l'utopie comme un outil pour envisager un monde meilleur, comme Ja-gruppen (le groupe Oui), groupe d'artistes suedoises qui produit des utopies ; Yona Friedman qui essaie de produire des utopies réalisables ; Pierre Huyghe qui, avec son projet The Host and the Cloud, a créé une utopie temporaire dans un musée abandonné.
NB Je suis plutôt méfiant envers la notion d'utopie. La micro-utopie était d'une certaine manière une arme de guerre contre l'utopie qui faisait effectivement partie de l'arsenal thématique des avant-gardes. Ce qui est frappant dans les années 2000, par exemple avec la dernière Biennale d'Istanbul ou celle de Berlin en 2008, c'est qu'elles étaient très marquées par une profonde nostalgie, une fascination triste pour des formes et des pratiques des avant-gardes et du modernisme. Cela me pose un vrai problème.
Repli au village
Thomas Boutoux Pour moi, la Biennale de Berlin 2008, When Things Cast no Shadow, a représenté le symptôme d'un autre phénomène propre aux années 2000 : celui de la référentialité, et de la prédominance dans les expositions d'artistes dont les œuvres font très directement référence à des moments historiques ou des artefacts culturels du siècle passé et notamment des années 1950, 60, 70. Ce que je trouve frappant dans ce phénomène, c'est la manière dont la référence historique a changé de statut au cours des années 2000. Un artiste ne travaille jamais en dehors d'un système de références, mais pour le dire simplement, j'ai l'impression que l'on est passé d'un rapport conflictuel à la référence - de laquelle on tentait de s'affranchir et qu'on essayait de traiter de manière critique à l'intérieur d'une œuvre - à un rapport où elle sert essentiellement à légitimer l'œuvre, à la rendre intéressante. C'est vrai qu'à la biennale de Berlin 2008, il y avait énormément d'œuvres qui faisaient ainsi référence aux utopies politiques et modernistes des années 1950-60.
Pour revenir au point de départ de la discussion, la façon dont le monde de l'art des années 2000 est différent de celui qui caractérisait les années 1990, dans mon cas, je dois dire que je ne connais que les années 2000 puisque c'est seulement depuis ce moment que j'évolue dans le monde de l'art. Évidemment, la multiplication du nombre des acteurs et l'élargissement territorial, à l'échelle planétaire, du monde de l'art, semblent caractériser la décennie. Une des conséquences de cette transformation, c'est aussi l'importance qu'ont prise les grandes manifestations, les biennales et les foires d'art contemporain. Elles ont offert des lieux et des temps à cet univers en expansion. Si les foires ont pris tant d'importance, c'est précisément parce qu'il était devenu impossible de « faire le tour des galeries » : la foire offre alors la possibilité de rassembler pendant un temps court beaucoup de galeries qui opèrent aux quatre coins du monde. La popularité des biennales et l'importance qu'on leur a conféré s'explique aussi par certains aspects de cette manière-là. Ce qui caractérise alors les années 2000, c'est donc aussi « l'événementialisation » de l'art con temporain, l'extraordinaire mobilité des acteurs. Cela dit, j'ai l'impression qu'à un moment donné, dans les dernières années de la décennie, un changement s'est opéré, on a atteint un degré de saturation vis-à-vis de ce fonctionnement. Et c'est là que se met en place une volonté de freiner la mobilité, de réduire l'échelle, de travailler sur des formats plus étroits, plus simples, et d'établir d'autres types de relations à l'intérieur de cet univers professionnel. Les années 2000, c'est aussi cela.
CM Je connais des amateurs d'art dont les agendas sont remplis des dates des différentes foires, biennales et autres grandes manifestations.
TB De moins en moins de gens voyagent pour les expositions elles-mêmes. Avant, le propos et le format extra-large de ces expositions (les artistes venant de pays moins connus, les œuvres produites de manière un peu différente) excitaient véritablement, du moins la curiosité. Je crois que ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. On y va souvent pour d'autres raisons, parce qu'on est invité à y donner une conférence, à participer au jury d'un prix, on en profite pour lancer un livre, le dernier numéro d'une revue, etc., bref à participer à la myriade de micro-événements qui sont organisés autour de ces manifestations. Cela renvoie aussi à un changement dans l'économie du travail au sein du monde de l'art pendant les années 2000, à une fragmentation de l'activité. Mais ce mode de vie, cette hyper-mobilité ne sont plus aussi attrayants aujourd'hui qu'ils pouvaient l'être au début de la décennie.
SR Pour moi, personne n'est plus immobile que le nomade. Il faut résister à la survisibilité qui n'est qu'une illusion. J'en reviens à ma conception de l'utopie qui consiste à créer un espace pour soi, ses amis et ceux qui pourront le devenir. Je ne parle pas de fonder une société secrète, mais plutôt une communauté où cette demande-là, le fait d'être partout, cette ubiquité maladive puisse être oubliée.
TB C'est justement ce qui s'est passé dans les dernières années de la décennie. La volonté d'un certain nombre de personnes de repenser la qualité de la relation et des modes de travail, de les inscrire davantage dans la durée et dans des situations plus maîtrisables.
« Les » mondes de l'art
CM Je vais peut-être tirer les choses en arrière, mais cette communication tous azimuts qui suscite en réaction le repli sur le village, c'était la théorie de Marshall McLuhan. Au moment où cette idée a été énoncée, elle ne correspondait peut-être pas encore à la réalité, mais comme on vient de vivre la situation pour de bon, c'est maintenant qu'apparaît la nécessité de redéfinir un espace où l'on garde un peu de maîtrise.
Harry Bellet : Il ne faut pas oublier que chez Thomas More, l'Utopie est une île fermée qui n'est pas accessible à tout le monde. C'est drôle de vous entendre évoquer ces représentations de l'utopie cinq siècles après qu'elle a été imaginée par Thomas More, à une époque où opérait une vraie révolution en Europe avec l'imprimerie. D'ailleurs, on vit avec Internet une nouvelle révolution qui n'est pas tellement différente. Aujourd'hui, nous vivons la mondialisation. D'autres ont été confrontés à la découverte de l'Amérique, aux premiers bateaux de retour du Japon... C'est assez intéressant que l'on se préoccupe à nouveau de l'utopie.
Mais je voudrais revenir à la question qui portait sur le monde de l'art. Quand j'entends « monde de l'art », je pense au livre éponyme du sociologue Howard Becker, qui voyait dans les mondes de l'art à la fois les artistes, les collectionneurs publics et privés et, entre les deux, tous les intermédiaires dont nous faisons partie. Je pense que nous ne sommes que des sous-traitants.
Nicolas, cette impossibilité de la vue panoramique que tu évoques, je l'ai ressentie très violemment car, ces vingt dernières années, j'ai bénéficié de moyens extravagants par rapport à certains de mes confrères pour voyager. Je me souviens qu'au début des années 2000, au moment de la création de la foire ArtBasel Miami, j'ai pensé que je pourrais tout voir. Mais à l'époque, le seul qui pouvait tout voir et qui voyait réellement tout, c'était Samuel Keller, alors directeur de la foire de Bâle. Il était le seul à pouvoir être à peu près présent partout... Aujourd'hui, il y en a un autre qui doit pouvoir tout voir - et je reviens à cette idée de « mondes de l'art » où, d'un côté, il y a les artistes, de l'autre les gens qui achètent, qui les font vivre -, c'est François Pinault. Pinault, sa collection, c'est trente ans de boulot ! Il a commencé avec Sérusier. En 1998, il achète le meilleur réseau de connaissances qu'il soit possible d'acheter à l'époque, Christie's : 1 500 employés qui font du feedback en permanence. Et il a deux Falcon.
CM Ça devient très élitiste… Nous parlons de la possibilité d'une vue en surplomb dont on peut espérer une certaine compréhension des choses. Harry, tu dis que celui qui a cette possibilité aujourd'hui, au mieux, c'est François Pinault. Mais il en fait quoi de cette connaissance, du point de vue de la compréhension ?
HB Les gens comme Pinault ont pris le pouvoir. Dans les années 1960, Pierre Restany, critique, pouvait dire : « J'ai une influence dans le monde de l'art, j'ai créé un mouvement. » Aujourd'hui, je ne vois pas quel critique, quelle personne réfléchissant et écrivant sur l'art- je définis le critique ainsi - pourrait en dire autant. Marc Spiegler, qui était un très bon journaliste et qui est devenu un bon directeur de foire - il dirige celle de Bâle-, a écrit il y a quelques années, avant de mal tourner, un texte que je considère fondamental, « Do Art Critics Still Matter? » [Est-ce que les critiques d'art servent encore à quelque chose ?] qui, je pense, est presque un manifeste.
CM Mais tu ne réponds pas à ma question !
HB Il faut bien admettre une chose, c'est que notre voix, celle de l'écrivain ou du commissaire - qui, lui, a peut-être encore un peu de pouvoir car il est plus proche des artistes que d'autres catégories de ces mondes de l'art -, je ne vois pas trop à quoi elle sert aujourd'hui.
Les faiseurs de goût
TB Il n'y a plus « un » monde de l'art aujourd'hui justement. C'est peut-être le très bon côté de la multiplication du nombre des acteurs, des lieux, des artistes. Il y a des mondes de l'art qui coexistent, se croisent parfois, mais qui évoluent surtout en parallèle. Je ne pense pas que Pinault représente un horizon d'attente pour tous les artistes, tous les commissaires. On peut faire des carrières très intéressantes sans jamais croiser son chemin, quand même !
NB Harry, je pense que ton analyse fonctionne à un certain niveau du milieu de l'art. Mais comme on parlait plutôt des « mondes de l'art », il y en a effectivement une immense part aujourd'hui qui n'est pas gouvernée par les lois que tu viens d'énoncer.
HB Je n'ai pas dit que c'étaient des lois, j'espère qu'elles n'en sont pas !
NB Pour moi, elles n'en sont pas, très clairement ! La question est de savoir ce que produisent ces hyper-collectionneurs qui sillonnent la planète.
HB Raymonde Moulin, sociologue, les appelle « les faiseurs de goût ».
TB Beaucoup de commissaires d'exposition ou de critiques peuvent au contraire se dé-sintéresser d'un artiste à partir du moment où il va être collectionné par quelqu'un comme Pinault. Parce que la valeur que prend un artiste quand il devient un des protégés d'un mega-collectionneur rend les choses beaucoup plus compliquées, en termes de coûts, d'assurance, etc., quand on organise une exposition. Et puis ça n'est pas forcément toujours très bien vu de devenir le « valet » d'un très gros collectionneur.
HB Le valet ! Le bouffon éventuellement, mais le valet non !
TB En fait, Taste makers pour qui ? C'est ça la question ! Ils sont des faiseurs de goût pour très peu de personnes au sein du monde de l'art, à la rigueur pour quelques collectionneurs de moindre envergure.
NB Ça dépend « où » aussi. Effectivement, Harry, si tu décris un triangle Miami, Bâle, Paris, ou Londres ou New York, je veux bien. Mais j'étais à Bogota, il y a trois semaines, où la structuration imaginaire du milieu de l'art obéit à une hiérarchie totalement différente de celle des expositions de Pinault.
HB Bogota, très bien. On est tous allés dans des bleds où le marché de l'art est fort heureusement inexistant.
CM Il y a un marché de l'art à Bogota.
HB Oui, mais pas un marché de l'art au sens des grandes « transhumances » qui mènent de Miami à Venise ou autres, et qui ne passent pas par Bogota...
NB Mais ça n'est pas une raison pour l'ignorer. Prenons un outil de mesure totalement superficiel, produit par ce monde de l'art spectaculaire, le « Power 100 » de ArtReview [ndlr : classement annuel des cent personnalités les plus « importantes » du monde de l'art]. On y trouve très clairement tous ceux qui participent à cet aspect clinquant, bling-bling. C'est néanmoins Hans Ulrich Obrist qui est classé n°2 cette année.
HB L'an passé, il était n°1. Il régresse. Qui est n°1 cette année ? Larry Gagosian !
NB Ils sont effectivement très peu dans cette liste à ne pas être galeriste, à la tête d'une grande institution ou collectionneur. Mais Hans Ulrich y est quand même présent. C'est bien la reconnaissance d'une certaine influence qu'il peut exercer.
CM Je vois très bien ce que Harry veut dire lorsqu'il affirme que ce sont des gens comme Pinault qui sont très influents, pas simplement auprès de leurs amis collectionneurs, mais aussi auprès de conservateurs de musée ou d'autres professionnels. C'est parce que tu te situes, Harry, du point de vue d'un public qui voit les choses d'assez loin et n'a accès qu'au sommet de l'iceberg. Nous sommes bien placés ici, et je rejoins Nicolas, pour savoir qu'il y a un fourmillement d'activités qui touchent le public qui leur correspond, qui n'ont pas besoin forcément de plus, et où surgissent des œuvres qui donnent à réfléchir. En effet, cela a moins de visibilité, ça ne fait pas l'objet d'un reportage dans Paris-Match, comme c'est le cas pour ce que j'appellerai les « expositions de François Pinault au château de Versailles ».
HB Oui, mais ce qu'on nous demande, à nous autres écrivants - ou, dans d'autres registres, curators ou directeurs de musée -, c'est de faire un tri. Il y a 30 000 artistes inscrits à la Sécurité sociale en France. Il n'y a pas de Sécu aux États-Unis, mais on estime le nombre d'artistes en activité à 180 000. Rien que par rapport à ça, je peux dire que la critique est démissionnaire parce qu'on ne verra pas tous les ateliers, même avec de bonnes godasses.
RICHARD LEYDIER Thomas a dit, à propos des mégacollectionneurs : « Taste makers pour qui ? » Est-ce que la question n'est pas celle du public ? Face à la multiplication des acteurs du monde de l'art, il y a aussi celle du public. L'art contemporain est devenu à la mode. Je lis beaucoup les magazines féminins, notamment Elle, car je trouve que ce sont de bons reflets de notre époque. Les articles sur l'art dans les magazines féminins sont en train de contaminer la critique d'art dans son ensemble. Par exemple, on voit l'omniprésence du mot « arty ». Une expo arty par-ci, un week-end arty par-là... La critique d'art est dévaluée parce que le public s'est élargi et qu'on en arrive à croire qu'il faut adopter une position moyenne pour contenter tout le monde. Est-ce que ça n'est pas ça le problème ?
HB Une des raisons qui m'ont fait arrêter de voyager, c'est précisément ce que m'a révélé la foire de Miami. Il s'y est passé, certes, des tas de choses intéressantes, notamment la découverte des artistes latino-américains, ou le fait qu'une foire pouvait changer profondément la structure sociologique d'une ville. En même temps, c'est là que pour la première fois j'ai entendu parler de l'art comme life style. Je me suis demandé où j'étais. J'ai vu à Miami des gens qui venaient exprès de New York, non pas pour voir la foire mais pour aller dans les fêtes, les parties. C'est une des raisons pour lesquelles je m'intéresse de plus en plus à la peinture du 16e siècle.
TB Le Diary d'artforum.com [ndlr : effrayantes pages people consacrées au monde de l'art] est aussi un symptôme intéressant des années 2000.
HB Ils appellent ça « Scene & Herd » [ndlr : entendre « Seen & Heard »]. Jerry Saltz, critique du New York Magazine, a fait un papier assassin là-dessus il y a deux ou trois ans.
TB Ce qui est intéressant, c'est que Tim Griffin, qui fut rédacteur en chef d'artforum pendant une bonne partie des années 2000, a lui même souvent dit son aversion pour cette rubrique du site, et rappelé que ça n'avait rien à voir, voire que cela allait à l'encontre de ce qu'il essayait de faire dans les pages du magazine papier. Mais il expliquait que les chiffres de fréquentation du site Internet, notamment grâce à cette rubrique, étaient tels que les éditeurs du journal l'obligeaient à composer avec le diary parce que cela leur permettait de vendre des espaces publicitaires sur le site.
Pour rebondir sur ce que disait Richard, et la manière dont l'art contemporain a fait son apparition dans les rubriques culturelles des magazines de mode au cours de la décennie, je voudrais dire qu'en France, il me semble que le Palais de Tokyo a joué un rôle assez important dans ce phénomène. Nicolas pourra répondre, et je ne veux pas dire que c'est quelque chose que vous avez forcement recherché, mais je trouve que le Palais s'est laissé très facilement approprier ou appréhender comme une sorte de temple du trendy et du cool. Et je crois que cela a eu une vraie influence dans le changement de perception de l'art contemporain dans l'opinion publique mais également pour beaucoup d'acteurs du monde de l'art en France vis-à-vis des enjeux de leur travail.
Et Gagosian arrive !
NB Je suis d'accord avec toi pour l'essentiel, Thomas, mais il ne faut pas mélanger le contenu d'une programmation et les effets qu'une institution produit malgré elle. Effectivement, le Palais de Tokyo a généré une situation dans laquelle tout à coup, l'art était devenu cool. Il y a eu un regroupement du public autour de ce foyer qui a contribué à populariser, pour le meilleur et pour le pire, l'art contemporain.
HB Il faut se rappeler quelle était la situation. On revient de loin ! À l'époque, j'étais bêtement persuadé, et je le regrette aujourd'hui, que ce qui manquait à l'art, et à l'art contemporain en particulier, c'était des rock stars. On a créé des rock stars. Super ! Maintenant, je m'en mords les doigts, parce que je pensais que cela ferait monter tout le reste, et je m'aperçois malheureusement que non. Au moment de l'ouverture du Palais de Tokyo, le Plateau ouvrait ses portes également. J'ai vu des confrères étrangers débouler à Paris pour la première fois depuis dix ans et se demander ce qui se passait chez nous. Si Nicolas Bourriaud et son camarade Jérôme Sans portent une lourde responsabilité, c'est bien d'avoir remis Paris dans l'orbite mondiale.
SR Il faut aussi se demander quels sont les artistes que l'on montre. Par exemple, quand la Fondation Pinchuk, à laquelle a participé Nicolas un moment, organise le Future Generation Art Prize, elle cherche des jeunes artistes très intéressants. Mais après, qui sont les mentors de ces artistes ? Jeff Koons, Takashi Murakami et Damien Hirst.
NB Bon, puisque c'est un peu ma fête, je tiens à apporter mon petit éclairage. C'est un cas d'école. J'ai rencontré à l'époque un homme, Victor Pinchuk, qui ne savait pas encore exactement s'il voulait créer une fondation sur l'art ukrainien ou quelque chose de plus large. Mon travail a consisté à l'amener à concevoir quelque chose de délibérément international et à l'initier aux enjeux de l'art contemporain. C'était à la fois extrêmement intéressant et parfois très difficile. Pour la première collection de Pinchuk, j'ai réuni des œuvres d'Olafur Eliasson, Philippe Parreno, Jun Nguyen Hatsushiba ou Carsten Nicolai... Des œuvres très différentes de ce qui est arrivé par la suite. Le pouvoir d'achat d'un homme comme Pinchuk, et le fait que, tout à coup, tout le monde s'est mis à grouiller autour, a eu pour conséquence une sorte de normalisation du projet qui devait arriver à un moment où à un autre. Donc, on en est arrivé aux blue-chips, aux valeurs sûres de l'art contemporain : Koons, Hirst, Murakami... La fondation a changé d'orientation. J'en étais pourtant assez fier, car c'était le premier endroit en cette partie du monde où l'on avait accès à l'art contemporain, un musée privé ouvert à tous, un beau projet. Je m'en suis retiré quand j'ai senti que Pinchuk souhaitait se diriger vers les valeurs sûres du marché. Là, j'ai vu arriver Gagosian.
HB Il y a une très jolie phrase de Charles Saatchi dans son dernier livre. Il dit que quand il voit arriver Gagosian, il entend la musique des Dents de la mer. Venant de Saatchi, c'est un hommage!
Réinventer la critique
CM Maintenant que nous avons brossé le panorama actuel, revenons à la question de notre rôle à nous critiques. Y a-t-il encore de la place pour de la pensée dans tout cela ?
TB Richard posait cette question : le succès de l'art contemporain a-t-il un prix ? Je pense que oui. Par exemple, et là je poursuis ce que je disais tout à l'heure, des gens qui, mettons, sont des universitaires ou des chercheurs en sciences sociales, des écrivains qui ne souhaitent pas forcément être des écrivains à la mode, eh bien je remarque qu'ils ont vraiment aujourd'hui des a priori négatifs sur l'art contemporain et ce que font les artistes aujourd'hui. Et là, je pense à des gens de ma génération, pourtant plutôt ouverts, pas des vieux réacs. Aujourd'hui, on associe l'art contemporain essentiellement à l'argent, aux records de salles de ventes, au côté commercial de l'art (la vitalité du marché de l'art ou alors la crise), ou bien au côté branché évoqué tout à l'heure. Bref, tout cela n'a pas l'air très sérieux. Du coup, cette rencontre entre des gens qui évoluent dans la recherche en sciences sociales et des artistes, et qui pourrait se faire sur le terrain de la critique ou de l'écriture, n'a pas lieu.
CM C'est vrai, des gens qui sont des producteurs de connaissance, dans le domaine des sciences humaines par exemple, restent très extérieurs à l'art contemporain parce qu'ils pensent que ça n'est qu'une histoire de pognon.
TB C'est d'autant plus dommage et étrange que ça arrive à un moment où de plus en plus d'artistes lisent des sciences sociales, travaillent à partir ou avec certaines idées développées dans les sciences sociales.
CM Mais nous devons nous adresser à eux aussi. Je trouve aussi nécessaire d'être lue par des sociologues, des philosophes ou des écrivains que par les professionnels du monde de l'art et les collectionneurs.
SR En effet, il ne faut pas juger de la qualité d'un texte au nombre de gens qui le lisent. J'écris en théorie pour vingt personnes, maximum, ce sont mes amis. J'essaie d'utiliser des mots difficiles, de mener aussi une vraie bataille avec le langage. La critique française est toujours plus ou moins standardisée. Il faut réinventer la critique, la rendre plus narrative, plus personnelle parfois, mais aussi plus autocritique. Le lecteur doit sentir que le critique se bat avec lui-même et pas seulement avec le monde entier. La critique connaît aujourd'hui une crise parce qu'elle a perdu le style.
RL Je suis d'accord. L'exercice de la critique peut devenir, au bout d'un certain temps, assez rébarbatif. Alors, si c'est pénible pour nous, ça l'est certainement aussi pour le lecteur. Mais comment réinventer cet exercice ? Sinziana, c'est ce que tu as fait cet automne avec ton exposition Nordic Delight à l'Institut suédois, dont le catalogue est un roman collec tif, le Château d'étain (éd. Montgolfier), écrit avec les dix-sept artistes de l'exposition. On pourrait parler aussi de ce qu'a fait Thomas avec l'artiste Guillaume Leblon, ce livre intitulé l'Entretien (éd. Paraguay Press). C'est en fait une pièce de théâtre, une comédie. Il s'agit d'un artiste qui rencontre un critique, et tout l'objet du texte c'est : qu'est-ce qu'on va dire dans ce catalogue ? Qu'est-ce qu'on pourrait trouver comme forme ? La question ne serait-elle pas de trouver une nouvelle forme susceptible d'intéresser ce public qui s'est considérablement élargi ?
SR Les critiques aujourd'hui sont presque invisibles dans leurs textes.
CM C'est un phénomène relativement récent car il y a une tradition de la critique, notamment en France, qui était au contraire très incarnée, et à laquelle on reprochait justement d'être trop personnelle ! J'appartiens à une génération qui a critiqué les générations précédentes de critiques car, justement, ils faisaient de la littérature, ça n'était pas sérieux, ils parlaient de leurs propres appréciations sans apporter de point de vue scientifique... Ça m'amuse de voir que vous souhaiteriez un retour à cela.
HB Thomas, pourrais-tu préciser l'idée de base de ton livre ?
TB Quand un artiste a la possibilité de faire un catalogue sur son travail, il réfléchit notamment aux personnes auxquelles il va proposer d'écrire dans son livre. Évidemment, il se joue beaucoup de choses dans cette décision, c'est une transaction de capital symbolique notamment. Il se pose aussi la question du style des textes dans lesquels son travail va être décrit, analysé, discuté. C'est en mettant ces questions sur la table que nous avons fait ce livre avec Guillaume [Leblon], en détournant un budget qui était prévu pour produire un catalogue classique sur son travail, illustré par des photos d'œuvres et d'expositions, introduit par un texte critique, et accompagné par un entretien avec l'artiste. On a écrit ensemble une pièce de théâtre autour de ces questions pour la faire jouer par des acteurs. La pièce met donc en scène un critique et un artiste qui discutent de ces questions du rapport des artistes aux textes critiques sur leur travail, des critiques par rapport au service commandé et à leur instrumentalisation, de la condition contemporaine de l'édition artistique, etc. On y a mis certaines de nos analyses respectives, mais aussi, en l'écrivant pour la scène, on a forcé certaines idées, certains traits de caractères, pour pousser ce texte dans un registre humoristique, ironique et auto-ironique.
Bien entendu, ça part d'une analyse de la situation de la critique d'art aujourd'hui, d'un certain type de texte qui cherche à produire du discours officiel, objectivant sur un artiste, sur une exposition. Ce type de texte est aujourd'hui omniprésent, c'est une fonction « critique » qui s'est complètement naturalisée. Je vois aussi dans cette manifestation l'influence pernicieuse que la forme et la rhétorique du communiqué de presse prendront dans les années 2000 et l'impact qu'une entreprise comme e-flux a pu avoir pendant cette décennie. L'influence d'e-flux a bien entendu à voir avec l'élargissement du monde de l'art, la multiplication des acteurs, des lieux, et l'impossibilité de tout suivre, de tout connaître. E-flux a offert l'illusion d'une maîtrise de ce qui se passe jour après jour aux quatre coins du monde de l'art. Mais e-flux a aussi assené un certain type de texte, de vocabulaire, qui a eu des répercussions sur les manières d'écrire sur l'art, mais aussi de concevoir les expositions.
SR Dans ces textes, on ne ressent pas de véritable désir.
HB Je voudrais vous suggérer une lecture attentive et intensive de Diderot, qui est quand même notre maître à tous.
SR Pas seulement Diderot, mais aussi les surréalistes. Le cadavre exquis a été pour moi une source d'inspiration. Aujourd'hui, nous avons ce culte du « moi » un peu moisi. On peut écrire collectivement. Ce que j'ai essayé de faire avec mon roman, c'était de me montrer moi-même, car pour donner aux autres l'envie de se mettre à nu, il faut d'abord traiter ses propres conflits intellectuels. Mon conflit personnel, c'était d'être à la fois critique d'art et commissaire d'exposition. Dans un petit pays comme la Suède, on dit toujours qu'il faut choisir, que l'on ne peut pas faire les deux en même temps.
HB Restany était commissaire d'exposition, il était marié à une galeriste, c'était un critique engagé. C'était normal. Les critiques s'engageaient pour des artistes, ils vivaient pratiquement avec.
La question du jugement
NB J'ai l'impression qu'il y a une sorte de sous-estimation permanente de la critique, de son rôle. La question est partout : à quoi sert-elle ? L'idée que rien n'existe que ce qui est visible médiatiquement fait partie d'une tendance au mépris de soi qui, à mon avis, est totalement idéologique. Les programmateurs de chaînes, les directeurs de journaux, d'hebdomadaires intègrent totalement cette idéologie et finissent par l'avaliser sans la vérifier dans le réel. C'est pour cela que la critique aujourd'hui a un rôle essentiel.
RL Plutôt que de tirer vers le haut, on tire vers le bas pour avoir une bonne moyenne générale.
SR Il ne faut pas donner au public ce qu'on pense qu'il veut, mais plutôt ce dont il a besoin.
CM Sinziana et Thomas, vous avez parlé d'un travail qui est finalement une collaboration entre artistes et critiques pour produire un texte, un objet de création. Mais le rôle de la critique, c'est aussi d'être critique, alors quid des commentaires ? Vous avez visité une exposition, vous ne pouvez pas passer uniquement par la fiction, il faut aussi exprimer un jugement.
TB Quand on décide de faire une exposition d'un artiste plutôt qu'un autre, on exprime un jugement ; quand un magazine choisit de consacrer quinze pages à tel artiste, il porte un vrai jugement. Le jugement continue d'exister de manière positive, mais effectivement il y a de moins en moins de jugement négatif, de critique négative. Finalement, il n'y a plus qu'un seul espace pour la critique négative aujourd'hui, c'est le compte-rendu d'exposition, et c'est vrai qu'il est de moins en moins utilisé pour articuler une critique négative. Du moins en France, parce que si on regarde en Angleterre, et notamment dans la presse quotidienne, on continue d'y trouver de longs comptes rendus critiques pas toujours très tendres, comme par exemple ceux qu'écrit Adrian Searle dans le Guardian. Le problème du compte rendu d'exposition dans la presse magazine, c'est qu'il est de plus en plus souvent confié aux critiques qui débutent.
CM En effet, les critiques d'art font souvent leurs premiers pas dans ces pages de reviews. Ils sont jeunes et n'ont pas toujours suffisamment de personnalité pour y aller et porter un vrai jugement critique. Ils sont plutôt prudents, gentils. Ces derniers temps, nous avons souvent eu cette discussion à art press, dans le but de corriger ce défaut.
HB Quand tu te flingues dans le métier deux mois après avoir commencé, quand tu n'as plus un voyage de presse, quand l'ensemble de la délégation aux arts plastiques te fait la gueule, quand tu sais que tu viens de te fermer toutes les portes de directeur de Frac, est-ce que tu as vraiment intérêt à démolir l'exposition du gars qui va être dans ton jury ? Sérieusement !
NB Je pense que c'est un mauvais calcul. Quand j'avais vingt-trois ans, je me souviens avoir publié dans Flash art un texte extrêmement violent contre IFP, à l'époque au sommet de la pyramide institutionnelle. De même, je n'ai pas le souvenir, lorsque je tenais ma chronique dans Beaux-Arts, d'avoir été particulièrement tendre avec la politique culturelle d'alors. S'autocensurer en permanence est encore un effet pervers de l'idéologie dont je parlais. C'est un gaz qui entrave complètement les possibilités critiques des gens.
HB J'ai repéré que dans le « Power 100 » d'Art Review figure Jerry Saltz. C'est aujourd'hui le plus grand critique américain - d'après Art Review en tout cas. Il a construit toute sa carrière sur cette posture : « Je vous emmerde. Je vais vous dire des choses que vous n'avez pas envie d'entendre. »
SR J'ai commencé ma carrière avec un texte qui s'intitulait « The Rise and Fall of Relational &Aeligsthetics » [L'essor et la chute de l'esthétique relationnelle]. Les gens ont adoré car ils en avaient marre. Depuis dix ans, il n'y avait que cela. On avait institutionnalisé l'esthétique relationnelle.
CM J'espère que notre conversation va encourager les jeunes gens qui ont envie de prendre la parole dans le monde de l'art à être eux-mêmes et à dire ce qu'ils pensent. Car il faut aussi savoir prendre le risque de se tromper.
Retour de l'utopie ?
Sinziana Ravini Quand je suis arrivée dans le monde de l'art, il y avait une soif pour le réel. Le 20e siècle, c'était la passion du réel. Or, nous sommes en train d'abandonner cette tradition documentariste au profit d'un intérêt pour l'irréel. Auparavant, les expositions illustraient une idée ; de nos jours, j'ai le sentiment que beaucoup tentent plutôt de « narrativiser » l'espace et d'opérer un rapprochement entre art et littérature.
La prolifération dont parle Nicolas présente bien sûr un grand danger. Les acteurs de l'art se croient plus ou moins des Übermensch transculturels et pensent qu'il faut voyager dans l'espace afin de découvrir de nouveaux mondes. Mon opinion est qu'il faut commencer à voyager dans le temps, et pas seulement dans le passé - car il y a eu une véritable nostalgie pour les utopies avant-gardistes -, mais aussi dans le futur.
La dernière Documenta était par exemple très nostalgique. Il faudrait substituer à cette nostalgie, peut-être pas une forme de futurisme, plutôt l'idée d'un monde à venir, à construire.
Catherine Millet Cela en revenant à la notion d'utopie ? Cette notion était très attachée aux mouvements avant-gardistes.
SR Je veux surtout parler d'utopies non réalisées. Il y a eu dans les années 1990 un intérêt pour les « micro-utopies », les utopies de proximité. Je pense qu'il faut aussi faire la différence entre diverses utopies : personelle - collective, durable - non durable. Aujourd'hui, beaucoup d'artistes utilisent l'utopie comme un outil pour envisager un monde meilleur, comme Ja-gruppen (le groupe Oui), groupe d'artistes suedoises qui produit des utopies ; Yona Friedman qui essaie de produire des utopies réalisables ; Pierre Huyghe qui, avec son projet The Host and the Cloud, a créé une utopie temporaire dans un musée abandonné.
NB Je suis plutôt méfiant envers la notion d'utopie. La micro-utopie était d'une certaine manière une arme de guerre contre l'utopie qui faisait effectivement partie de l'arsenal thématique des avant-gardes. Ce qui est frappant dans les années 2000, par exemple avec la dernière Biennale d'Istanbul ou celle de Berlin en 2008, c'est qu'elles étaient très marquées par une profonde nostalgie, une fascination triste pour des formes et des pratiques des avant-gardes et du modernisme. Cela me pose un vrai problème.
Repli au village
Thomas Boutoux Pour moi, la Biennale de Berlin 2008, When Things Cast no Shadow, a représenté le symptôme d'un autre phénomène propre aux années 2000 : celui de la référentialité, et de la prédominance dans les expositions d'artistes dont les œuvres font très directement référence à des moments historiques ou des artefacts culturels du siècle passé et notamment des années 1950, 60, 70. Ce que je trouve frappant dans ce phénomène, c'est la manière dont la référence historique a changé de statut au cours des années 2000. Un artiste ne travaille jamais en dehors d'un système de références, mais pour le dire simplement, j'ai l'impression que l'on est passé d'un rapport conflictuel à la référence - de laquelle on tentait de s'affranchir et qu'on essayait de traiter de manière critique à l'intérieur d'une œuvre - à un rapport où elle sert essentiellement à légitimer l'œuvre, à la rendre intéressante. C'est vrai qu'à la biennale de Berlin 2008, il y avait énormément d'œuvres qui faisaient ainsi référence aux utopies politiques et modernistes des années 1950-60.
Pour revenir au point de départ de la discussion, la façon dont le monde de l'art des années 2000 est différent de celui qui caractérisait les années 1990, dans mon cas, je dois dire que je ne connais que les années 2000 puisque c'est seulement depuis ce moment que j'évolue dans le monde de l'art. Évidemment, la multiplication du nombre des acteurs et l'élargissement territorial, à l'échelle planétaire, du monde de l'art, semblent caractériser la décennie. Une des conséquences de cette transformation, c'est aussi l'importance qu'ont prise les grandes manifestations, les biennales et les foires d'art contemporain. Elles ont offert des lieux et des temps à cet univers en expansion. Si les foires ont pris tant d'importance, c'est précisément parce qu'il était devenu impossible de « faire le tour des galeries » : la foire offre alors la possibilité de rassembler pendant un temps court beaucoup de galeries qui opèrent aux quatre coins du monde. La popularité des biennales et l'importance qu'on leur a conféré s'explique aussi par certains aspects de cette manière-là. Ce qui caractérise alors les années 2000, c'est donc aussi « l'événementialisation » de l'art con temporain, l'extraordinaire mobilité des acteurs. Cela dit, j'ai l'impression qu'à un moment donné, dans les dernières années de la décennie, un changement s'est opéré, on a atteint un degré de saturation vis-à-vis de ce fonctionnement. Et c'est là que se met en place une volonté de freiner la mobilité, de réduire l'échelle, de travailler sur des formats plus étroits, plus simples, et d'établir d'autres types de relations à l'intérieur de cet univers professionnel. Les années 2000, c'est aussi cela.
CM Je connais des amateurs d'art dont les agendas sont remplis des dates des différentes foires, biennales et autres grandes manifestations.
TB De moins en moins de gens voyagent pour les expositions elles-mêmes. Avant, le propos et le format extra-large de ces expositions (les artistes venant de pays moins connus, les œuvres produites de manière un peu différente) excitaient véritablement, du moins la curiosité. Je crois que ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. On y va souvent pour d'autres raisons, parce qu'on est invité à y donner une conférence, à participer au jury d'un prix, on en profite pour lancer un livre, le dernier numéro d'une revue, etc., bref à participer à la myriade de micro-événements qui sont organisés autour de ces manifestations. Cela renvoie aussi à un changement dans l'économie du travail au sein du monde de l'art pendant les années 2000, à une fragmentation de l'activité. Mais ce mode de vie, cette hyper-mobilité ne sont plus aussi attrayants aujourd'hui qu'ils pouvaient l'être au début de la décennie.
SR Pour moi, personne n'est plus immobile que le nomade. Il faut résister à la survisibilité qui n'est qu'une illusion. J'en reviens à ma conception de l'utopie qui consiste à créer un espace pour soi, ses amis et ceux qui pourront le devenir. Je ne parle pas de fonder une société secrète, mais plutôt une communauté où cette demande-là, le fait d'être partout, cette ubiquité maladive puisse être oubliée.
TB C'est justement ce qui s'est passé dans les dernières années de la décennie. La volonté d'un certain nombre de personnes de repenser la qualité de la relation et des modes de travail, de les inscrire davantage dans la durée et dans des situations plus maîtrisables.
« Les » mondes de l'art
CM Je vais peut-être tirer les choses en arrière, mais cette communication tous azimuts qui suscite en réaction le repli sur le village, c'était la théorie de Marshall McLuhan. Au moment où cette idée a été énoncée, elle ne correspondait peut-être pas encore à la réalité, mais comme on vient de vivre la situation pour de bon, c'est maintenant qu'apparaît la nécessité de redéfinir un espace où l'on garde un peu de maîtrise.
Harry Bellet : Il ne faut pas oublier que chez Thomas More, l'Utopie est une île fermée qui n'est pas accessible à tout le monde. C'est drôle de vous entendre évoquer ces représentations de l'utopie cinq siècles après qu'elle a été imaginée par Thomas More, à une époque où opérait une vraie révolution en Europe avec l'imprimerie. D'ailleurs, on vit avec Internet une nouvelle révolution qui n'est pas tellement différente. Aujourd'hui, nous vivons la mondialisation. D'autres ont été confrontés à la découverte de l'Amérique, aux premiers bateaux de retour du Japon... C'est assez intéressant que l'on se préoccupe à nouveau de l'utopie.
Mais je voudrais revenir à la question qui portait sur le monde de l'art. Quand j'entends « monde de l'art », je pense au livre éponyme du sociologue Howard Becker, qui voyait dans les mondes de l'art à la fois les artistes, les collectionneurs publics et privés et, entre les deux, tous les intermédiaires dont nous faisons partie. Je pense que nous ne sommes que des sous-traitants.
Nicolas, cette impossibilité de la vue panoramique que tu évoques, je l'ai ressentie très violemment car, ces vingt dernières années, j'ai bénéficié de moyens extravagants par rapport à certains de mes confrères pour voyager. Je me souviens qu'au début des années 2000, au moment de la création de la foire ArtBasel Miami, j'ai pensé que je pourrais tout voir. Mais à l'époque, le seul qui pouvait tout voir et qui voyait réellement tout, c'était Samuel Keller, alors directeur de la foire de Bâle. Il était le seul à pouvoir être à peu près présent partout... Aujourd'hui, il y en a un autre qui doit pouvoir tout voir - et je reviens à cette idée de « mondes de l'art » où, d'un côté, il y a les artistes, de l'autre les gens qui achètent, qui les font vivre -, c'est François Pinault. Pinault, sa collection, c'est trente ans de boulot ! Il a commencé avec Sérusier. En 1998, il achète le meilleur réseau de connaissances qu'il soit possible d'acheter à l'époque, Christie's : 1 500 employés qui font du feedback en permanence. Et il a deux Falcon.
CM Ça devient très élitiste… Nous parlons de la possibilité d'une vue en surplomb dont on peut espérer une certaine compréhension des choses. Harry, tu dis que celui qui a cette possibilité aujourd'hui, au mieux, c'est François Pinault. Mais il en fait quoi de cette connaissance, du point de vue de la compréhension ?
HB Les gens comme Pinault ont pris le pouvoir. Dans les années 1960, Pierre Restany, critique, pouvait dire : « J'ai une influence dans le monde de l'art, j'ai créé un mouvement. » Aujourd'hui, je ne vois pas quel critique, quelle personne réfléchissant et écrivant sur l'art- je définis le critique ainsi - pourrait en dire autant. Marc Spiegler, qui était un très bon journaliste et qui est devenu un bon directeur de foire - il dirige celle de Bâle-, a écrit il y a quelques années, avant de mal tourner, un texte que je considère fondamental, « Do Art Critics Still Matter? » [Est-ce que les critiques d'art servent encore à quelque chose ?] qui, je pense, est presque un manifeste.
CM Mais tu ne réponds pas à ma question !
HB Il faut bien admettre une chose, c'est que notre voix, celle de l'écrivain ou du commissaire - qui, lui, a peut-être encore un peu de pouvoir car il est plus proche des artistes que d'autres catégories de ces mondes de l'art -, je ne vois pas trop à quoi elle sert aujourd'hui.
Les faiseurs de goût
TB Il n'y a plus « un » monde de l'art aujourd'hui justement. C'est peut-être le très bon côté de la multiplication du nombre des acteurs, des lieux, des artistes. Il y a des mondes de l'art qui coexistent, se croisent parfois, mais qui évoluent surtout en parallèle. Je ne pense pas que Pinault représente un horizon d'attente pour tous les artistes, tous les commissaires. On peut faire des carrières très intéressantes sans jamais croiser son chemin, quand même !
NB Harry, je pense que ton analyse fonctionne à un certain niveau du milieu de l'art. Mais comme on parlait plutôt des « mondes de l'art », il y en a effectivement une immense part aujourd'hui qui n'est pas gouvernée par les lois que tu viens d'énoncer.
HB Je n'ai pas dit que c'étaient des lois, j'espère qu'elles n'en sont pas !
NB Pour moi, elles n'en sont pas, très clairement ! La question est de savoir ce que produisent ces hyper-collectionneurs qui sillonnent la planète.
HB Raymonde Moulin, sociologue, les appelle « les faiseurs de goût ».
TB Beaucoup de commissaires d'exposition ou de critiques peuvent au contraire se dé-sintéresser d'un artiste à partir du moment où il va être collectionné par quelqu'un comme Pinault. Parce que la valeur que prend un artiste quand il devient un des protégés d'un mega-collectionneur rend les choses beaucoup plus compliquées, en termes de coûts, d'assurance, etc., quand on organise une exposition. Et puis ça n'est pas forcément toujours très bien vu de devenir le « valet » d'un très gros collectionneur.
HB Le valet ! Le bouffon éventuellement, mais le valet non !
TB En fait, Taste makers pour qui ? C'est ça la question ! Ils sont des faiseurs de goût pour très peu de personnes au sein du monde de l'art, à la rigueur pour quelques collectionneurs de moindre envergure.
NB Ça dépend « où » aussi. Effectivement, Harry, si tu décris un triangle Miami, Bâle, Paris, ou Londres ou New York, je veux bien. Mais j'étais à Bogota, il y a trois semaines, où la structuration imaginaire du milieu de l'art obéit à une hiérarchie totalement différente de celle des expositions de Pinault.
HB Bogota, très bien. On est tous allés dans des bleds où le marché de l'art est fort heureusement inexistant.
CM Il y a un marché de l'art à Bogota.
HB Oui, mais pas un marché de l'art au sens des grandes « transhumances » qui mènent de Miami à Venise ou autres, et qui ne passent pas par Bogota...
NB Mais ça n'est pas une raison pour l'ignorer. Prenons un outil de mesure totalement superficiel, produit par ce monde de l'art spectaculaire, le « Power 100 » de ArtReview [ndlr : classement annuel des cent personnalités les plus « importantes » du monde de l'art]. On y trouve très clairement tous ceux qui participent à cet aspect clinquant, bling-bling. C'est néanmoins Hans Ulrich Obrist qui est classé n°2 cette année.
HB L'an passé, il était n°1. Il régresse. Qui est n°1 cette année ? Larry Gagosian !
NB Ils sont effectivement très peu dans cette liste à ne pas être galeriste, à la tête d'une grande institution ou collectionneur. Mais Hans Ulrich y est quand même présent. C'est bien la reconnaissance d'une certaine influence qu'il peut exercer.
CM Je vois très bien ce que Harry veut dire lorsqu'il affirme que ce sont des gens comme Pinault qui sont très influents, pas simplement auprès de leurs amis collectionneurs, mais aussi auprès de conservateurs de musée ou d'autres professionnels. C'est parce que tu te situes, Harry, du point de vue d'un public qui voit les choses d'assez loin et n'a accès qu'au sommet de l'iceberg. Nous sommes bien placés ici, et je rejoins Nicolas, pour savoir qu'il y a un fourmillement d'activités qui touchent le public qui leur correspond, qui n'ont pas besoin forcément de plus, et où surgissent des œuvres qui donnent à réfléchir. En effet, cela a moins de visibilité, ça ne fait pas l'objet d'un reportage dans Paris-Match, comme c'est le cas pour ce que j'appellerai les « expositions de François Pinault au château de Versailles ».
HB Oui, mais ce qu'on nous demande, à nous autres écrivants - ou, dans d'autres registres, curators ou directeurs de musée -, c'est de faire un tri. Il y a 30 000 artistes inscrits à la Sécurité sociale en France. Il n'y a pas de Sécu aux États-Unis, mais on estime le nombre d'artistes en activité à 180 000. Rien que par rapport à ça, je peux dire que la critique est démissionnaire parce qu'on ne verra pas tous les ateliers, même avec de bonnes godasses.
RICHARD LEYDIER Thomas a dit, à propos des mégacollectionneurs : « Taste makers pour qui ? » Est-ce que la question n'est pas celle du public ? Face à la multiplication des acteurs du monde de l'art, il y a aussi celle du public. L'art contemporain est devenu à la mode. Je lis beaucoup les magazines féminins, notamment Elle, car je trouve que ce sont de bons reflets de notre époque. Les articles sur l'art dans les magazines féminins sont en train de contaminer la critique d'art dans son ensemble. Par exemple, on voit l'omniprésence du mot « arty ». Une expo arty par-ci, un week-end arty par-là... La critique d'art est dévaluée parce que le public s'est élargi et qu'on en arrive à croire qu'il faut adopter une position moyenne pour contenter tout le monde. Est-ce que ça n'est pas ça le problème ?
HB Une des raisons qui m'ont fait arrêter de voyager, c'est précisément ce que m'a révélé la foire de Miami. Il s'y est passé, certes, des tas de choses intéressantes, notamment la découverte des artistes latino-américains, ou le fait qu'une foire pouvait changer profondément la structure sociologique d'une ville. En même temps, c'est là que pour la première fois j'ai entendu parler de l'art comme life style. Je me suis demandé où j'étais. J'ai vu à Miami des gens qui venaient exprès de New York, non pas pour voir la foire mais pour aller dans les fêtes, les parties. C'est une des raisons pour lesquelles je m'intéresse de plus en plus à la peinture du 16e siècle.
TB Le Diary d'artforum.com [ndlr : effrayantes pages people consacrées au monde de l'art] est aussi un symptôme intéressant des années 2000.
HB Ils appellent ça « Scene & Herd » [ndlr : entendre « Seen & Heard »]. Jerry Saltz, critique du New York Magazine, a fait un papier assassin là-dessus il y a deux ou trois ans.
TB Ce qui est intéressant, c'est que Tim Griffin, qui fut rédacteur en chef d'artforum pendant une bonne partie des années 2000, a lui même souvent dit son aversion pour cette rubrique du site, et rappelé que ça n'avait rien à voir, voire que cela allait à l'encontre de ce qu'il essayait de faire dans les pages du magazine papier. Mais il expliquait que les chiffres de fréquentation du site Internet, notamment grâce à cette rubrique, étaient tels que les éditeurs du journal l'obligeaient à composer avec le diary parce que cela leur permettait de vendre des espaces publicitaires sur le site.
Pour rebondir sur ce que disait Richard, et la manière dont l'art contemporain a fait son apparition dans les rubriques culturelles des magazines de mode au cours de la décennie, je voudrais dire qu'en France, il me semble que le Palais de Tokyo a joué un rôle assez important dans ce phénomène. Nicolas pourra répondre, et je ne veux pas dire que c'est quelque chose que vous avez forcement recherché, mais je trouve que le Palais s'est laissé très facilement approprier ou appréhender comme une sorte de temple du trendy et du cool. Et je crois que cela a eu une vraie influence dans le changement de perception de l'art contemporain dans l'opinion publique mais également pour beaucoup d'acteurs du monde de l'art en France vis-à-vis des enjeux de leur travail.
Et Gagosian arrive !
NB Je suis d'accord avec toi pour l'essentiel, Thomas, mais il ne faut pas mélanger le contenu d'une programmation et les effets qu'une institution produit malgré elle. Effectivement, le Palais de Tokyo a généré une situation dans laquelle tout à coup, l'art était devenu cool. Il y a eu un regroupement du public autour de ce foyer qui a contribué à populariser, pour le meilleur et pour le pire, l'art contemporain.
HB Il faut se rappeler quelle était la situation. On revient de loin ! À l'époque, j'étais bêtement persuadé, et je le regrette aujourd'hui, que ce qui manquait à l'art, et à l'art contemporain en particulier, c'était des rock stars. On a créé des rock stars. Super ! Maintenant, je m'en mords les doigts, parce que je pensais que cela ferait monter tout le reste, et je m'aperçois malheureusement que non. Au moment de l'ouverture du Palais de Tokyo, le Plateau ouvrait ses portes également. J'ai vu des confrères étrangers débouler à Paris pour la première fois depuis dix ans et se demander ce qui se passait chez nous. Si Nicolas Bourriaud et son camarade Jérôme Sans portent une lourde responsabilité, c'est bien d'avoir remis Paris dans l'orbite mondiale.
SR Il faut aussi se demander quels sont les artistes que l'on montre. Par exemple, quand la Fondation Pinchuk, à laquelle a participé Nicolas un moment, organise le Future Generation Art Prize, elle cherche des jeunes artistes très intéressants. Mais après, qui sont les mentors de ces artistes ? Jeff Koons, Takashi Murakami et Damien Hirst.
NB Bon, puisque c'est un peu ma fête, je tiens à apporter mon petit éclairage. C'est un cas d'école. J'ai rencontré à l'époque un homme, Victor Pinchuk, qui ne savait pas encore exactement s'il voulait créer une fondation sur l'art ukrainien ou quelque chose de plus large. Mon travail a consisté à l'amener à concevoir quelque chose de délibérément international et à l'initier aux enjeux de l'art contemporain. C'était à la fois extrêmement intéressant et parfois très difficile. Pour la première collection de Pinchuk, j'ai réuni des œuvres d'Olafur Eliasson, Philippe Parreno, Jun Nguyen Hatsushiba ou Carsten Nicolai... Des œuvres très différentes de ce qui est arrivé par la suite. Le pouvoir d'achat d'un homme comme Pinchuk, et le fait que, tout à coup, tout le monde s'est mis à grouiller autour, a eu pour conséquence une sorte de normalisation du projet qui devait arriver à un moment où à un autre. Donc, on en est arrivé aux blue-chips, aux valeurs sûres de l'art contemporain : Koons, Hirst, Murakami... La fondation a changé d'orientation. J'en étais pourtant assez fier, car c'était le premier endroit en cette partie du monde où l'on avait accès à l'art contemporain, un musée privé ouvert à tous, un beau projet. Je m'en suis retiré quand j'ai senti que Pinchuk souhaitait se diriger vers les valeurs sûres du marché. Là, j'ai vu arriver Gagosian.
HB Il y a une très jolie phrase de Charles Saatchi dans son dernier livre. Il dit que quand il voit arriver Gagosian, il entend la musique des Dents de la mer. Venant de Saatchi, c'est un hommage!
Réinventer la critique
CM Maintenant que nous avons brossé le panorama actuel, revenons à la question de notre rôle à nous critiques. Y a-t-il encore de la place pour de la pensée dans tout cela ?
TB Richard posait cette question : le succès de l'art contemporain a-t-il un prix ? Je pense que oui. Par exemple, et là je poursuis ce que je disais tout à l'heure, des gens qui, mettons, sont des universitaires ou des chercheurs en sciences sociales, des écrivains qui ne souhaitent pas forcément être des écrivains à la mode, eh bien je remarque qu'ils ont vraiment aujourd'hui des a priori négatifs sur l'art contemporain et ce que font les artistes aujourd'hui. Et là, je pense à des gens de ma génération, pourtant plutôt ouverts, pas des vieux réacs. Aujourd'hui, on associe l'art contemporain essentiellement à l'argent, aux records de salles de ventes, au côté commercial de l'art (la vitalité du marché de l'art ou alors la crise), ou bien au côté branché évoqué tout à l'heure. Bref, tout cela n'a pas l'air très sérieux. Du coup, cette rencontre entre des gens qui évoluent dans la recherche en sciences sociales et des artistes, et qui pourrait se faire sur le terrain de la critique ou de l'écriture, n'a pas lieu.
CM C'est vrai, des gens qui sont des producteurs de connaissance, dans le domaine des sciences humaines par exemple, restent très extérieurs à l'art contemporain parce qu'ils pensent que ça n'est qu'une histoire de pognon.
TB C'est d'autant plus dommage et étrange que ça arrive à un moment où de plus en plus d'artistes lisent des sciences sociales, travaillent à partir ou avec certaines idées développées dans les sciences sociales.
CM Mais nous devons nous adresser à eux aussi. Je trouve aussi nécessaire d'être lue par des sociologues, des philosophes ou des écrivains que par les professionnels du monde de l'art et les collectionneurs.
SR En effet, il ne faut pas juger de la qualité d'un texte au nombre de gens qui le lisent. J'écris en théorie pour vingt personnes, maximum, ce sont mes amis. J'essaie d'utiliser des mots difficiles, de mener aussi une vraie bataille avec le langage. La critique française est toujours plus ou moins standardisée. Il faut réinventer la critique, la rendre plus narrative, plus personnelle parfois, mais aussi plus autocritique. Le lecteur doit sentir que le critique se bat avec lui-même et pas seulement avec le monde entier. La critique connaît aujourd'hui une crise parce qu'elle a perdu le style.
RL Je suis d'accord. L'exercice de la critique peut devenir, au bout d'un certain temps, assez rébarbatif. Alors, si c'est pénible pour nous, ça l'est certainement aussi pour le lecteur. Mais comment réinventer cet exercice ? Sinziana, c'est ce que tu as fait cet automne avec ton exposition Nordic Delight à l'Institut suédois, dont le catalogue est un roman collec tif, le Château d'étain (éd. Montgolfier), écrit avec les dix-sept artistes de l'exposition. On pourrait parler aussi de ce qu'a fait Thomas avec l'artiste Guillaume Leblon, ce livre intitulé l'Entretien (éd. Paraguay Press). C'est en fait une pièce de théâtre, une comédie. Il s'agit d'un artiste qui rencontre un critique, et tout l'objet du texte c'est : qu'est-ce qu'on va dire dans ce catalogue ? Qu'est-ce qu'on pourrait trouver comme forme ? La question ne serait-elle pas de trouver une nouvelle forme susceptible d'intéresser ce public qui s'est considérablement élargi ?
SR Les critiques aujourd'hui sont presque invisibles dans leurs textes.
CM C'est un phénomène relativement récent car il y a une tradition de la critique, notamment en France, qui était au contraire très incarnée, et à laquelle on reprochait justement d'être trop personnelle ! J'appartiens à une génération qui a critiqué les générations précédentes de critiques car, justement, ils faisaient de la littérature, ça n'était pas sérieux, ils parlaient de leurs propres appréciations sans apporter de point de vue scientifique... Ça m'amuse de voir que vous souhaiteriez un retour à cela.
HB Thomas, pourrais-tu préciser l'idée de base de ton livre ?
TB Quand un artiste a la possibilité de faire un catalogue sur son travail, il réfléchit notamment aux personnes auxquelles il va proposer d'écrire dans son livre. Évidemment, il se joue beaucoup de choses dans cette décision, c'est une transaction de capital symbolique notamment. Il se pose aussi la question du style des textes dans lesquels son travail va être décrit, analysé, discuté. C'est en mettant ces questions sur la table que nous avons fait ce livre avec Guillaume [Leblon], en détournant un budget qui était prévu pour produire un catalogue classique sur son travail, illustré par des photos d'œuvres et d'expositions, introduit par un texte critique, et accompagné par un entretien avec l'artiste. On a écrit ensemble une pièce de théâtre autour de ces questions pour la faire jouer par des acteurs. La pièce met donc en scène un critique et un artiste qui discutent de ces questions du rapport des artistes aux textes critiques sur leur travail, des critiques par rapport au service commandé et à leur instrumentalisation, de la condition contemporaine de l'édition artistique, etc. On y a mis certaines de nos analyses respectives, mais aussi, en l'écrivant pour la scène, on a forcé certaines idées, certains traits de caractères, pour pousser ce texte dans un registre humoristique, ironique et auto-ironique.
Bien entendu, ça part d'une analyse de la situation de la critique d'art aujourd'hui, d'un certain type de texte qui cherche à produire du discours officiel, objectivant sur un artiste, sur une exposition. Ce type de texte est aujourd'hui omniprésent, c'est une fonction « critique » qui s'est complètement naturalisée. Je vois aussi dans cette manifestation l'influence pernicieuse que la forme et la rhétorique du communiqué de presse prendront dans les années 2000 et l'impact qu'une entreprise comme e-flux a pu avoir pendant cette décennie. L'influence d'e-flux a bien entendu à voir avec l'élargissement du monde de l'art, la multiplication des acteurs, des lieux, et l'impossibilité de tout suivre, de tout connaître. E-flux a offert l'illusion d'une maîtrise de ce qui se passe jour après jour aux quatre coins du monde de l'art. Mais e-flux a aussi assené un certain type de texte, de vocabulaire, qui a eu des répercussions sur les manières d'écrire sur l'art, mais aussi de concevoir les expositions.
SR Dans ces textes, on ne ressent pas de véritable désir.
HB Je voudrais vous suggérer une lecture attentive et intensive de Diderot, qui est quand même notre maître à tous.
SR Pas seulement Diderot, mais aussi les surréalistes. Le cadavre exquis a été pour moi une source d'inspiration. Aujourd'hui, nous avons ce culte du « moi » un peu moisi. On peut écrire collectivement. Ce que j'ai essayé de faire avec mon roman, c'était de me montrer moi-même, car pour donner aux autres l'envie de se mettre à nu, il faut d'abord traiter ses propres conflits intellectuels. Mon conflit personnel, c'était d'être à la fois critique d'art et commissaire d'exposition. Dans un petit pays comme la Suède, on dit toujours qu'il faut choisir, que l'on ne peut pas faire les deux en même temps.
HB Restany était commissaire d'exposition, il était marié à une galeriste, c'était un critique engagé. C'était normal. Les critiques s'engageaient pour des artistes, ils vivaient pratiquement avec.
La question du jugement
NB J'ai l'impression qu'il y a une sorte de sous-estimation permanente de la critique, de son rôle. La question est partout : à quoi sert-elle ? L'idée que rien n'existe que ce qui est visible médiatiquement fait partie d'une tendance au mépris de soi qui, à mon avis, est totalement idéologique. Les programmateurs de chaînes, les directeurs de journaux, d'hebdomadaires intègrent totalement cette idéologie et finissent par l'avaliser sans la vérifier dans le réel. C'est pour cela que la critique aujourd'hui a un rôle essentiel.
RL Plutôt que de tirer vers le haut, on tire vers le bas pour avoir une bonne moyenne générale.
SR Il ne faut pas donner au public ce qu'on pense qu'il veut, mais plutôt ce dont il a besoin.
CM Sinziana et Thomas, vous avez parlé d'un travail qui est finalement une collaboration entre artistes et critiques pour produire un texte, un objet de création. Mais le rôle de la critique, c'est aussi d'être critique, alors quid des commentaires ? Vous avez visité une exposition, vous ne pouvez pas passer uniquement par la fiction, il faut aussi exprimer un jugement.
TB Quand on décide de faire une exposition d'un artiste plutôt qu'un autre, on exprime un jugement ; quand un magazine choisit de consacrer quinze pages à tel artiste, il porte un vrai jugement. Le jugement continue d'exister de manière positive, mais effectivement il y a de moins en moins de jugement négatif, de critique négative. Finalement, il n'y a plus qu'un seul espace pour la critique négative aujourd'hui, c'est le compte-rendu d'exposition, et c'est vrai qu'il est de moins en moins utilisé pour articuler une critique négative. Du moins en France, parce que si on regarde en Angleterre, et notamment dans la presse quotidienne, on continue d'y trouver de longs comptes rendus critiques pas toujours très tendres, comme par exemple ceux qu'écrit Adrian Searle dans le Guardian. Le problème du compte rendu d'exposition dans la presse magazine, c'est qu'il est de plus en plus souvent confié aux critiques qui débutent.
CM En effet, les critiques d'art font souvent leurs premiers pas dans ces pages de reviews. Ils sont jeunes et n'ont pas toujours suffisamment de personnalité pour y aller et porter un vrai jugement critique. Ils sont plutôt prudents, gentils. Ces derniers temps, nous avons souvent eu cette discussion à art press, dans le but de corriger ce défaut.
HB Quand tu te flingues dans le métier deux mois après avoir commencé, quand tu n'as plus un voyage de presse, quand l'ensemble de la délégation aux arts plastiques te fait la gueule, quand tu sais que tu viens de te fermer toutes les portes de directeur de Frac, est-ce que tu as vraiment intérêt à démolir l'exposition du gars qui va être dans ton jury ? Sérieusement !
NB Je pense que c'est un mauvais calcul. Quand j'avais vingt-trois ans, je me souviens avoir publié dans Flash art un texte extrêmement violent contre IFP, à l'époque au sommet de la pyramide institutionnelle. De même, je n'ai pas le souvenir, lorsque je tenais ma chronique dans Beaux-Arts, d'avoir été particulièrement tendre avec la politique culturelle d'alors. S'autocensurer en permanence est encore un effet pervers de l'idéologie dont je parlais. C'est un gaz qui entrave complètement les possibilités critiques des gens.
HB J'ai repéré que dans le « Power 100 » d'Art Review figure Jerry Saltz. C'est aujourd'hui le plus grand critique américain - d'après Art Review en tout cas. Il a construit toute sa carrière sur cette posture : « Je vous emmerde. Je vais vous dire des choses que vous n'avez pas envie d'entendre. »
SR J'ai commencé ma carrière avec un texte qui s'intitulait « The Rise and Fall of Relational &Aeligsthetics » [L'essor et la chute de l'esthétique relationnelle]. Les gens ont adoré car ils en avaient marre. Depuis dix ans, il n'y avait que cela. On avait institutionnalisé l'esthétique relationnelle.
CM J'espère que notre conversation va encourager les jeunes gens qui ont envie de prendre la parole dans le monde de l'art à être eux-mêmes et à dire ce qu'ils pensent. Car il faut aussi savoir prendre le risque de se tromper.
(source: www.artpress.com)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire