Oui, vous offensez Dieu, Madame, en remettant l’usure de vos dons à l’action du temps, et à la délicate faune du cimetière. N’est-ce pas pour le moins péché mortel que de nous refuser à accomplir ce qu’il nous est donné de penser. D’étouffer dans l’oeuf les produits de nos bienheureux cerveaux. L’instrument qu’est notre corps ne nous est-il pas prêté pour que nous en jouions jusqu’à ce que le silence en fasse sauter les cordes. La pensée qui ne se fait pas action empoisonne l’âme. Vivre avec le péché mortel d’avoir choisi et réprouver tout le reste. Mourir partiellement inutilisé. C’est le salut de votre âme immortelle qui me tient à coeur, Madame, chaque fois qu’il est porté atteinte à votre corps hélas périssable. Vous en prendrez congé plus facilement quand il aura été utilisé de part en part. Le ciel est avare de matière, et l’enfer est exact, il punit la paresse et l’abstention, son supplice éternel s’attache aux parties qui furent négligées. La plus grande chute est celle qu’on fait du haut de l’innocence.
Entrée de Valmont.
VALMONT J’y songerai, mon cher Valmont. Je suis touchée de vous voir aussi préoccupé du salut de mon âme. Je ne manqurai pas de faire savoir à mon mari que le ciel l’a désigné pour avoir l’usufruit de tous mes orifices. Non sans mentionner la source désintéressée d’où m’est venue cette révélation. Je vois que vous partagez ma joie à l’idée de ces voyages de reconnaissance dans le lit conjugal. Vous êtes un saint, Valmont. Ou me serais-je abusée sur votre compte ? Me jouez-vous un jeu ? Que cache cette grimace. Un masque ou un visage. En mon coeur germe l’horrible soupçon que vous couvrez du manteau de la crainte de Dieu une passion très terrestre. Craignez, Valmont, le courroux d’une épouse offensée.
MERTEUIL Craindre. Qu’aurais-je à craindre de votre courroux, sinon le rétablissement de ma vertu ébranlée. Craindre. Que serait la conversion du pécheur sans le coup de poignard quotidien du désir, l’aiguillon du repentir, l’action bienfaisante du châtiment. Craindre. Je recherche votre courroux, Madame. Comme le désert la pluie, comme l’aveugle l’éclair qui fait exploser la nuit de ses yeux. Ne refusez pas à ma chair qui me désobéit à moi-même la punition de votre main. Chaque coup sera une caresse, chaque entaille de vos ongles un don du ciel, chaque morsure un mémorial.
VALMONT Je ne suis pas une oie, Valmont, comme vous semblez le croire. Je ne vous ferai pas le plaisir d’être un instrument de votre jouissance dégénérée. Des larmes, mylord.
MERTEUIL Comment non, ma reine. Quand vos paroles sont des poignards, vous me tuez. Répandez mon sang, si cela peut apaiser votre courroux. Mais ne raillez pas mes sentiments les meilleurs. Cette frivolité ne cadre pas avec votre belle âme. vous ne devriez pas copier un monstre comme la Merteuil. Vous êtes une mauvaise copie, tout à votre honneur. Pardonnez-moi si j’humecte votre main, vous seule pouvez contenir le flot de mes larmes. Laissez-moi sur votre sein - ah vous continuez à vous méfier de moi. Laissez-moi dissiper vos doutes. Mettez ma fermeté à l’épreuve. Dévoilez par exemple cette poitrine, dont la cuirasse du costume ne parvient de toute façon pas à dissimuler la beauté. Que je sois foudroyé, si j’ose seulement lever les yeux. Sans parler de ma main, qu’elle pourrisse si
VALMONT Tombez, Valmont. Tombez, vous êtes foudroyé. Et retirez votre main, elle sent le pourri.
MERTEUIL Vous êtes atroce.
VALMONT Moi ?
MERTEUIL D’ailleurs, je dois vous faire un aveu. Vous vous rendez coupable d’un homicide en défendant votre lit conjugal.
VALMONT Ainsi, vous mourez pour une bonne cause, et nous nous reverrons à la face de Dieu.
MERTEUIL Je ne suis pas versé dans la géographie du ciel. J’aurais peur de ne pas vous retrouver dans les champs des bienheureux, lesquels sont très peuplés, si l’on croit l’Eglise. Mais je ne parle pas de moi : il s’agit du sang d’une vierge. La nièce du monstre, la petite Volanges. Elle me poursuit. Eglise, salon ou théâtre, du plus loin qu’elle m’aperçoit, elle dandine à l’assaut de ma chair faible son derrière virginal. Un réceptacle du mal, d’autant plus dangereux qu’il est bel et bien innocent, un tout rose instrument de l’enfer, une menace qui vient du néant. Ah le néant en moi. Il croît et m’engloutit. Il lui faut sa victime quotidienne. Un jour, la tentation fondra sur moi. Je serai le diable qui précipitera cette enfant dans la damnation, si vous ne me prêtez la main et, plus encore, si vous n’êtes pas l’ange qui me porte au-dessus de l’abîme sur les ailes de l’amour. Faites cela, faites ce sacrifice pour votre soeur sans défense, même si, par crainte de la flamme qui me consume, vous restez à mon égard le coeur froid. Finalement, votre enjeu est moins grand que celui d’une vierge. Faut-il vous dire ce que le ciel en pense. L’enfer vous sera trois fois reconnaissant, si vous persistez à refuser de partager votre lit. Votre froideur, Madame, précipite trois âmes dans le feu éternel, et qu’est-ce qu’un meurtre comparé au crime perpétré sur une âme.
VALMONT Est-ce que je vous comprends bien, Vicomte. Etant donné que vous êtes incapable de mettre un frein à votre lubricité ou, comment disiez-vous, à ce néant qui croît en vous, et auquel il vous faut sacrifier quotidiennement, votre vide philosophique ne serait-il pas plutôt le besoin quotidien de votre très terrestre appareil génital ? et comme cette vierge-là n’a pas à appris à se mouvoir avec décence, dans quel lupanar de couvent l’aura-t-on élevée, il faudrait que le bonheur de mon mariage
MERTEUIL Ce n’est pas vous. Ce coeur froid n’est pas le vôtre. Vous sauvez ou vous damnez trois âmes immortelles, Madame, en mettant en jeu ou en refusant un corps, qui est de toute façon périssable. Revenez au meilleur de vous-même. La jouissance sera multiple : la fin justifie le moyen, l’aiguillon du sacrifice rendra plus parfait le bonheur de votre mariage.
VALMONT Vous savez que je préférerais me tuer plutôt que
MERTEUIL Et renoncer à la félicité. Je parle de celle qui est éternelle.
VALMONT Cela suffit, Valmont.
MERTEUIL Oui, cela suffit. Pardonnez l’effroyable épreuve à laquelle il a fallu que je vous soumette pour apprendre ce que je sais : Madame, vous êtes un ange, et mon prix n’est pas trop élevé.
VALMONT Quel prix, mon ami.
MERTEUIL Le renoncement à vie au piment de la volupté qui a rempli mon autre vie, ah qu’elle est loin derrière moi, faute d’un objet qui fût digne de mon adoration. Laissez-moi à vos pieds
VALMONT Le diable a bien des déguisements. Un nouveau masque, Valmont ?
MERTEUIL Voyez la preuve de ma vérité. En quoi serais-je dangereux pour vous, avec quoi forcerais-je la crypte de votre vertu. Le diable n’a plus de part en moi, la jouissance terrestre plus d’arme. LA MER S’ÉTEND DÉSERTE ET VIDE. Si vous n’en croyez pas vos yeux, persuadez-vous avec votre douce main. Posez votre main, Madame, sur cette espace vide entre mes cuisses. Ne craignez rien, je suis tout âme. Votre main, Madame.
VALMONT Vous êtes un saint, Valmont. Je vous permets de me baiser les pieds.
MERTEUIL Vous me rendez heureux, Madame. Et me rejetez dans mon abîme. Ce soir à l’opéra, je serai de nouveau exposé aux charmes de cette fameuse vierge que le diable a recrutée contre moi. Devrais-je l’éviter. Le vertu se fait paresseuse quand elle n’a plus à s’acharner contre les épines de la tentation. Ne me mépriseriez-vous pas si je me dérobais au danger. IL FAUT QUE L’HOMME S’ÉLANCE AU DEVANT DE LA VIE HOSTILE. Tout art réclame que l’on s’exerce. Ne m’envoyez pas sans arme à la bataille. Trois âmes se retrouvent dans le feu, si cette mienne chair à peine domptée se remet à bourgeonner devant la jeune pousse. La proie n’est pas sans pouvoir sur le chasseur, les effrois de l’opéra ont leur douceur. Laissez-moi mesurer ma faible force à votre beauté nue, ma reine, protégé par les barrières du mariage, pour que votre sainte image m’accompagne quand je m’avancerai dans l’arène obscure, prisonnier de ma chair faible, face aux pointes d’acier d’une poitrine juvénile.
VALMONT Je me demande si vous résisterez à cette poitrine, Vicomte. Je vous vois chanceler. Nous serions-nous mépris sur votre degré de sainteté. Soutiendrez-vous cette épreuve plus difficile. La voici. je suis une femme, Valmont. Etes-vous capable de regarder une femme sans être un homme.
MERTEUIL J’en suis capable, lady. Comme vous voyez, pas un de mes muscles ne bouge à votre proposition, pas un de mes nerfs ne tremble. Je vous dédaigne d’un coeur léger, partagez ma joie. Des larmes. Vous avez lieu de pleurer, ma reine. Des larmes de joie, je le sais. Vous avez lieu d’être fière d’avoir été dédaignée de la sorte. Je vois que vous m’avez compris. Couvrez-vous, ma chère. Un impudique courant d’air pourrait vous effleurer, froid comme la main d’un mari.
Un temps.
VALMONT Je crois que je pourrais m’habituer à être une femme, Marquise.
MERTEUIL Je voudrais le pouvoir.
Un temps.
VALMONT Alors quoi. Continuons à jouer.
MERTEUIL Jouer, nous ? Quoi, continuons ?
Heiner Müller Quartett / 1985