En prélude, Garrel se filme avec sa compagne Nico, couple solitaire, isolé dans la blancheur éclatante du désert. Immobile et en pleurs, elle se fait littéralement traîner par un Garrel mutique mais clairement fatigué. Le deuxième plan séquence, mythique, montre Nico assise et hurlant de sa voix unique, grave et enfantine à la fois
"Philiiiiiiiippe, I can't stand it !"
alors que Garrel entame un tour à 360° qui nous laisse découvrir l'immensité du paysage qui les entoure. Au bout du deuxième tour, Nico se lève et le quitte, hurlant qu'elle peut vivre sans lui.
A partir de cette rupture, le film va se composer de plans séquence somptueux, où toujours un personnage est en marche vers on ne sait quelle destination. La Cicatrice intérieure est ainsi faite d'apparitions et de visions inoubliables : Nico à cheval et son fils traversant des brasiers à la tombée de la nuit, Nico allongée dans un désert qui pourrait l'avaler, l'enfant couché au bord du lac, et ces paysages bruts et sauvages deviennent comme un berceau (de cristal) pour eux.
Pierre Clémenti apparaît, nu et sublime, irradiant chaque plan de sa présence apollinienne. Un symbolisme fort travaille ces apparitions où les quatre éléments prédominent : le feu du volcan que Clémenti apporte à l'enfant, l'eau des chutes, le vent qui les fouette, la terre noire où se promène Nico habillée comme au Moyen-Age.
Tentative de retour aux origines, à un temps ancestral et sacré pour l'humanité, le film invente sous nos yeux sa propre temporalité. Profondément, enfance de l'humanité et enfance du cinéma ne font qu'un pour Garrel. Pas de scénario, pas d'éclairage, pas de dialogue, juste une caméra, du film récupéré, des idées et des acteurs : la pauvreté des moyens n'entame en rien la richesse des visions du cinéaste, un des plus grand maître du cadre et de la lumière. Car Garrel n'est jamais seul lorsqu'il filme, il ramène à lui la beauté de la peinture classique, le sens de la lumière des plus grands photographes, l'inventivité formelle des modernes. Alors, si l'on peut évoquer le psychédélisme et les drogues pour comprendre l'inquiétante étrangeté de cette Cicatrice…, on reste bien loin de ce qui fait sa force tellurique, qui n'a rien d'un délire incantatoire.
Pour s'en rapprocher, il faut nécessairement évoquer la musique composée et chantée par Nico (que l'on retrouve dans l'album Desertshore), qui fait bien plus qu'accompagner les images, qui leur confère une autre dimension, déchirante.
Garrel dépouille ici son film de tout le superflu pour s'approcher d'une essence, d'un noyau dur qu'on ne peut trouver que dans Les Hautes solitudes de l'âme. En cela, Nico et Garrel font route commune, et la musique de l'Allemande devient, à partir de cette Cicatrice intérieure, un élément à part entière des films de Garrel, leur mémoire affective, leur cicatrice de toujours. Alors que la déception a triomphé des aspirations révolutionnaires, il reste l'amour, Nico, les drogues et le souvenir.
Ce séjour dans le désert sonne comme une retraite nécessaire après le tumulte et les mouvements de foule. Mais l'envie de changer les choses est encore là, et Garrel s'y emploie à sa manière, le cinéma. Après les affolements politiques, on comprend ainsi mieux le besoin d'un retour aux forces primitives de la terre, et à une mystique nietzschéenne, personnelle et créatrice.